dimanche 25 octobre 2020

Sylvie Germain - TOBIE DES MARAIS

 

 

Sylvie Germain est née en 1954 à Châteauroux. Elle fait des études de philosophie jusqu’au doctorat sous la direction d’Emmanuel Lévinas. Elle écrit des romans et des essais. Son œuvre est une traversée de lieux et d’espaces en quête de sens, dans la nuit, le doute, le mal. En 1996 elle publie  Les Echos du Silence, où elle « part à l’aventure dans le silence de Dieu » pour chercher une autre réponse que celle qu’il donne à Job. Les réponses qu’elle propose dans ses romans sont de petites épiphanies dans un univers imaginaire luxuriant de forêts, de rivières, de villes, Prague notamment, de  mémoires, grandioses et dérisoires.

 

TOBIE DES MARAIS, 1998

 

Roman flamboyant dans lequel Sylvie Germain livre un récit d’initiation où Tobie passe de l’enfance à l’âge d’homme, aidé par Raphaël, et ancré dans un passé de douleurs, de tourments qu’il faut apprendre à accepter pour s’en libérer.

 

1. Reprise des éléments de la trame du Livre de Tobie

 

Ø     (Résumé du livre de Tobie Cf Bible )

 

Ø     Tous les chapitre s’ouvrent sur une citation du livre biblique, et donne ainsi le sens métaphorique du chapitre, complété par le titre, ex chapitre 1 : la citation présente les personnages (Anne, Tobie ; Tobith devient Théodore, c'est-à-dire don de Dieu ou Dieu a donné) et le titre « le fugitif » évoque Tobie qui roule seul à bicyclette, il a 5 ans, dans la direction que lui a donnée son père en lui disant « va au Diable ».

 

Ø     Les personnages  ont le même nom :

ü     Anna, Tobie que l’on suit de sa cinquième année à l’âge d’homme. De lui va venir la délivrance pour sa famille et celle de Sarra. Délivrance spirituelle et psychologique.

ü     Sarra possédée non plus par sept démons mais 7 fantômes, puisqu’à partir de l’âge de treize ans, tous ses amoureux sont morts accidentellement.

ü     Le père de Sarra, Ragouël, que l’auteur a fait peintre, et qui tente par ses pinceaux de percer l’invisible, et d’exorciser sa fille p.202 – 209.

ü     Raphaël, « Dieu guérit », qui comme dans le livre biblique est le compagnon de voyage de Tobie qui part récupérer une dette au bout d’un périple. Il est celui qui apaise, conseille, fait changer le cours de la vie de son ami en appelant toujours à sa volonté libre. Il apparaît au début du roman, en sauvant la vie à l’enfant (15 ; 18,19) et disparaît à la fin du roman quand la paix est revenue dans les cœurs (262, 263). Il a les traits androgynes et inspire tout de suite confiance et sécurité.

ü     Et enfin le chien ; on lit dans le Livre de Tobie : « Le garçon partit, et l’ange avec lui ; le chien partit aussi avec lui et il les accompagnait » (6,1). Sylvie Germain en fait un personnage à part entière, discret, fidèle et elle en fait l’instrument de Raphaël qui pousse Tobie à écouter les manifestations langagières de son chien. Il est autre figure de l’ange.

 

L’auteur a inventé aussi d’autres personnages : un oncle et une tante, Valentine et Arthur, qui viennent renforcer, dans le sens des tons en peinture, les thèmes du roman dont nous parlerons plus loin ; et aussi le personnage à la dimension quasi mythologique de Déborah.

 

Ø     Le récit :

 Sylvie Germain respecte la trame de sa source où Tobith ne trouvait pas le repos s’il ne pouvait enterrer les morts de son peuple ; Théodore souffre parce qu’il ne peut pas rendre une sépulture digne à sa femme ; après une attaque cérébrale, il sombre, « il devint un homme de douleur, un amant frappé de mortelle solitude, un croyant mis au ban de la vie, de l’amour, déchu de la lumière » (43). Des années plus tard il envoie son fils récupérer une dette ; Tobie  trouve par hasard un compagnon de voyage, l’ange Raphaël,  qui mène ses pas chez Ragouël et Edna, où Tobie tombera amoureux de Sarra, leur fille, prostrée dans le désespoir de sa malédiction que Tobie guérira grâce au cœur et à la langue du poisson péché, que Raphaël lui avait dit de préserver.

 

 

Sylvie Germain part donc bien du texte biblique mais pour se le réapproprier de la manière dont les plus grands peintres se sont réappropriés les passages du texte sacré. Se les réapproprier et d’une certaine manière porter un éclairage personnel sur leur actualité. [Par l’intermédiaire de son personnage de peintre Ragouël, elle donne d’ailleurs une magnifique interprétation de l’Arrestation de Jésus du Caravage. ]

 

2. Les thèmes bibliques

 

Ainsi à la manière de grands peintres, Sylvie Germain reprend, donne à voir, questionne et actualise les thèmes bibliques présents dans le Livre de Tobie. Avec une luxuriance d’images, un foisonnement verbal et un grand respect.

 

Ø     Ensevelir les morts

 

Tobith, dans le livre biblique est condamné à mort pour refuser de laisser les Israélites morts sans sépulture. Ce thème est la trame du roman de Sylvie Germain. Il s’ouvre sur la mort d’Anna, décapitée dans un accident ; lors d’une sortie à cheval, elle ne voit pas un fil qui lui tranche la tête. La tête reste introuvable et Théodore ne peut pas enterrer le corps complet de sa femme. Lecture page 42

Dans un retour en arrière, on nous raconte que la mère de Déborah, la grand-mère de Théodore, et son frère, meurent pendant une traversée vers l’Amérique, et sont jetés par-dessus bord. « « N’avaient-ils donc abandonné la terre de leurs ancêtres que pour subir toutes ces épreuves et ce désastre, que pour pâtir d’une mort aussi cruelle qu’impure, sans rituel ni sépulture ? » (p.54).

Quand meurt son jeune mari à la fin de la première guerre mondiale, déchiqueté par un obus, Déborah astique la médaille de la Vierge qu’il lui avait confiée et l’enterre dans le jardin, dans un pot de terre cuite, car Déborah se « souvint des mots de la Torah qui considère comme une malédiction que le cadavre d’un être humain soit laissé ‘en pâture à tous les oiseaux du ciel et toutes les bêtes de la terre, sans que personne leur fasse peur’ ».(p.71)

Ensuite va mourir sa fille Wioletka, partie combattre en Pologne ; à cette mort lointaine, ce corps disparu, Déborah va offrir là encore une sépulture de substitution : elle va mettre en terre, dans le même pot, une dent de lait. Et enfin lorsque se sera le tour de son autre fille Rosa de se laisser disparaître devant ce trop de douleur, Déborah va enfouir « la mèche de cheveux à côté de la médaille et de la dent de lait. Son époux, ses deux filles, tous trois dissous dans la boue, dans la nuit ; il ne restait plus d’eux que des fragments dérisoires disposés dans un simulacre de caveau familial ».

Et on se souvient en lisant ces lignes que pour  nous chrétiens, enterrer les morts est bien une œuvre de miséricorde corporelle.

 

Ø     L’exil

 

Le Livre de Tobie raconte l’histoire de deux familles juives déportées. C’est une histoire de flux migratoire forcé par la misère dont nous parle Sylvie Germain. Déborah, et sa mère, le cœur déchiré de quitter ses morts (« qui viendrait réciter le kaddish et psalmodier des chants face aux pierres tombales ?» (p.48), et  son frère quittent la Pologne pour les Etats-Unis. Lecture pages 50, 51, 52.

 Déborah sera refoulée, à cause de ses yeux abîmés par les larmes.

 

Devant ce drame, on se dit que le temps biblique qui nous parle si souvent de combats et de déportations  est le temps absolu, on est avec la Bible dans l’absolu du temps. Et on pense aux migrants d’aujourd’hui.

 

Ø     La cécité

 

Dans le livre de Tobie, Tobith devient aveugle à cause d’une fiente d’oiseau, c’est Tobie à son retour qui le guérira par le fiel du poisson suivant les conseils de l’ange.

Dans le roman de Sylvie Germain, la cécité prend un autre aspect, c’est l’incapacité à atteindre l’invisible. Deux personnages vont dépasser cette incapacité. Déborah par une vision sur l’océan : lire page 61 – Cette chevrette, ce chevreau, il  deviendra l’agneau de Dieu et il apaisera Déborah à la mort de son mari, pendant les messes auxquelles elle assiste bien qu’elle ne soit pas catholique ( lire p72).

Le deuxième personnage est le peintre Ragouël, qui cherche à peindre le cri qui délivrerait sa fille et qui peint un sourire, prémices à sa délivrance. Mais en filigrane, c’est aussi le passage des ténèbres vers la lumière que nous offre ce roman de libération intérieure dans l’acceptation, (lignes finales p.265). Passage qui prend une dimension spirituelle avec l’enseignement de Raphaël p.226 : « Il faut affiner sa vision jusqu’à parvenir à voir en l’absence de preuves et d’évidences, à voir dans les creux du visible, à lire et sentir l’invisible. Tu n’aimes pas encore si ta vue ne transgresse pas les limites du visible, si ton ouïe ne perçoit pas les chuchotements et soupirs du silence, si tes mains ne savent pas effleurer l’autre à travers la distance, l’étreindre dans l’absence »

 

Ø     Déborah

 

Enfin, tous ces thèmes se trouvent magnifiés dans le personnage de Déborah, nom d’une prophétesse qu’on trouve au chapitre 4 et 5 du livre des Juges.

C’est une femme fidèle à Dieu : page 92 «  Mais cela près de 70 ans qu’il en était ainsi pour la  pieuse Déborah qui devait inventer chaque vendredi soir un shtetl imaginaire, une synagogue invisible, et invitait sans se lasser les anges à sa table. Ensuite venaient les bénédictions du pain et du vin, et après le dîner la prière d’actions de grâce ».

C’est une femme mémoire : « Théodore et Tobie se sentaient éclairés par la lumière émanant de leur aïeule. En amont de leurs vies se tenait cette femme, se tenait tout un peuple, et sans fin chantait un livre, le seul que Déborah eût jamais lu ». (p.115). Et lorsqu’elle meurt, à presque cent ans, les trois vies de ses filles et de son mari, « par elle, trouvaient enfin une sépulture » (p.119). Cette femme mémoire devient une femme caveau.

La question qu’elle se pose comme un leitmotiv : « Que suis-je donc aux yeux de Dieu pour que d’un côté Il m’écrase et de l’autre Il m’épargne ? » ne l’empêche pas de rayonner. La veille de sa mort, qu’elle prépare : « pour la première fois Tobie posa un regard vraiment attentif sur la vieille femme, et il la trouva belle, avec ses rides pailletées de lumière, son regard étrangement limpide entre ses paupières fripées, cernées d’ombre ocre. Elle avait un regard d’eau claire en train de sourdre de la roche, et il pensa : « c’est dans cette eau-là qu’il faudrait jeter ses péchés ». (p.113)

Femme de l’exil, du passage, de la mémoire, du lien entre le visible et l’invisible, elle est aussi le chemin esquissé entre le Nouveau et l’Ancien. En regardant l’agneau gravé sur l’autel, elle se trouve allégée du poids des larmes, et fait monter vers Dieu cette prière : «  Peut-on monter au Ciel et demander à Dieu / Si les choses ont le droit d’être comme ça ? » Cette prière, parce qu’elle la chantonne, laisse peut-être penser qu’elle a pu trouver dans le Christ un début de réponse (p. 80)

 

Je m’arrête là, mais on pourrait continuer avec le thème de l’eau, par exemple, de la terre….

Il y a  de la poésie dans l’écriture de Sylvie Germain, de l’épopée, des questions essentielles et un grand art de conteuse.

 

La formation chrétienne  nous permet de « fleurir là où Dieu nous a semés » pour reprendre St François de Sales - avec nos talents. Les romans de Sylvie Germain nous transportent et enrichissent la  foi au même titre que les plus grandes peintures religieuses ou les plus grands morceaux de musique.


Muriel Olmeta-Seigner

 

 

 

 

 

 


 Charles Péguy, le tailleur de mots

Charles Péguy est un tailleur de pierre, il construit avec les mots des cathédrales, des cathédrales de mots.

 

Repères biographiques

 

Charles Péguy est né à Orléans le 7 janvier 1873. Issu d’un milieu modeste, son père, menuisier, meurt alors qu’il a 10 mois, et sa mère est rempailleuse de chaises, il est élevé par cette dernière et sa grand-mère, elle aussi rempailleuse de chaises. Il garde de son enfance le souci du travail bien fait et l’ardeur à la tache. 

Grâce à l’école il pourra épanouir son goût pour la connaissance, et il racontera son émerveillement devant la découverte de son livre de latin : «Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l'étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde" (L’Argent). Il devient boursier et il est reçu à l’Ecole Normale Supérieure en 1894.

Fasciné par Jean Jaurès, à une époque où le socialisme est encore indépendant du marxisme, il adhère au parti socialiste. Il milite à la Mie de Pain, une association qui distribue de la nourriture aux indigents. S’il fait pratiquement de la pauvreté une vertu, il ne supporte pas la misère parce qu’elle exclut de la société mais aussi de l’humanité, le miséreux ne pensant qu’à sa survie. Le socialisme pour lui n’est pas une idéologie qui étouffe l’individu dans le collectif, mais au contraire le moyen économique qui lui permet d’exister dans ce qu’il est. Ainsi, son maître-mot est l’harmonie. Ce qui le fascine chez  Jeanne d’Arc, c’est le don de soi, elle est celle qui, par un engagement solitaire, sauve le peuple. Il démissionne de l’Ecole Normale pour se lancer dans la carrière d’éditeur libraire. Avec Zola et Jaurès il ne ménage pas sa peine pour défendre le capitaine Dreyfus parce que la justice prime sur la raison d’état. Dans une société lourdement antisémite, Péguy  se dit « le commensal des juifs », il médite l’histoire du peuple juif. C’est un précurseur du dialogue entre juifs et chrétiens.

Jaurès va intégrer le socialisme français dans l’internationale socialiste imprégnée de marxisme, la censure est établie dans les publications socialistes. On est loin de l’idéal humaniste de Péguy. Il prend ses distances, se retrouve seul et lance un journal,  Les Cahiers de la Quinzaine.

Sa foi devient explicite à partir de 1910, période à laquelle se déploie le poète. Ce n’est pas une conversion mais un approfondissement de ce qui constituait son être. Là encore il est marginal, il n’est pas marié religieusement et il ne communie pas. Les catholiques de l’époque considèrent comme une hérésie le fait d’enraciner le spirituel dans le charnel, et de donner voix au peuple chrétien. Il est aussi anticlérical, déteste les chrétiens mondains.

Dans la guerre qui s’annonce, il voit le danger que courent ses idéaux. Mobilisé, le lieutenant Péguy meurt d’une balle en plein front le 5 septembre 1914.

 

On voit bien à travers cette rapide biographie le fil directeur de sa vie au-delà des apparentes contradictions : une ferveur, une intransigeance, la charité au principe et à la source de tout.

 

La Tapisserie de Notre-Dame (1913), une ode à Marie

 

La Tapisserie de Notre Dame se compose de La présentation de Paris à Notre Dame  puis de trois sonnets : Paris vaisseau de charge ; Paris double galère ; Paris vaisseau de guerre ; et des 360 vers qui constituent La Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres.

 

Péguy entreprend un premier pèlerinage à Chartres en 1912, et un deuxième l’année suivante, suite à la maladie d’un de ses enfants et à un problème conjugal. En effet, il est marié à Charlotte Baudouin, qui est une athée convaincue, aucun de ses enfants n’est baptisé et il n’est pas marié religieusement. Il souffre de cette situation et  il nourrit une passion ardente pour une autre femme. Il parle d’ « adultère cérébral ». Il choisit de combattre cette passion par fidélité à son épouse et à sa foi. Toujours la cohérence entre son être et sa vie.

 

Dans ce long poème, Péguy s’adresse à la Vierge. [Lecture des trois premières strophes]. Les vers de 12 syllabes, les alexandrins,   amples, coupés à l’hémistiche, et la répétition de « et » en début de vers traduisent l’étendue du paysage de plaine, comparé à la mer,  et soulignent l’harmonie entre ce paysage et l’état d’esprit du poète. Le dominant, la Vierge regarde la poète marcher vers la cathédrale, le nous étant un nous de politesse, modestie. Quelques strophes plus loin va intervenir l’anaphore du « nous arrivons vers vous » qui alterne avec « d’autres viendront », et le poème dès lors devient en lui-même pèlerinage ; les pas du pèlerin sont alors les vers qui se déploient comme une marche, le chemin étant comme une rivière que viennent grossir plusieurs cours d’eau : page 109/110. Le poème suit l’itinéraire du poète pèlerin jusque dans sa halte et son gîte.

Enfin, c’est l’arrivée devant la cathédrale. Lecture page 112/113 : on voit comment pour Péguy Marie mène à Dieu ; si Dieu, comme devant Moïse remplit l’homme de crainte, la Vierge lui fait lever les yeux au Ciel, elle est la « flèche » qui lui donne douceur et direction à suivre.

C’est alors l’heure de la contemplation, de l’oraison. »Nous resterons cloués sur la chaise de paille / Et nous n’entendrons pas et nous ne verrons pas / Le tumulte des voix, le tumulte des pas/ et dans la salle en bas l’innocente ripaille ». Puis celle des intentions : « Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon », et pour lui-même : « Et nunc et in hora nous vous prions pour nous » : [lire les cinq dernières strophes.]

Le pèlerinage physique est indissociable du périple intérieur et de sa mise en mots. Les prières de Péguy sont ancrées dans la chair et dans la terre.

La Tapisserie s’achève sur Les cinq prières dans la Cathédrale de Chartres : prière de résidence / Prière de demande / Prière de confidence / Prière de report / Prière de déférence.

 

Ces prières n’auront pas été vaines. Avant de partir pour la guerre, il demandera à sa femme de faire chaque année le pèlerinage. Elle demandera le baptême quelque temps après. A son retour, il écrit à son ami Lotte : « Je ne peux pas t’expliquer … J’ai des trésors de grâce, une surabondance de grâces inconcevable. […] J’ai fait un pèlerinage à Chartres. […] J’ai fait 144km en trois jours. Ah, mon vieux, les croisades, c’était facile ! […] On voit le clocher de Chartres à 17 km sur la plaine. De temps en temps il disparaît derrière une ondulation, une ligne de bois. Dès que je l’ai vu, ça a été une extase. Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d’un coup … […] J’ai prié, mon vieux, comme je n’ai jamais prié. »

 

Le mot « tapisserie » définit bien l’écriture de Péguy, le poème étant comparé par là au travail du tapissier où le fil passe, repasse, comme le mot dit et redit non pas pour se répéter mais pour mener plus haut et plus loin la poésie mais aussi le rythme qui devient incantatoire et prière. En outre, au Moyen Age les tapisseries servaient à orner les églises.

 

Le Porche du Mystère de la deuxième vertu (1912), une méditation sur l’espérance.

 

C’est le même rythme incantatoire et psalmodique que l’on retrouve dans Le Mystère du porche de la deuxième vertu. Ce long poème est un hymne à l’espérance, cette deuxième vertu ; paradoxalement, il est le fruit du désespoir auquel des échecs successifs et des désillusions l’avaient conduit. Il est le moyen qui a permis le renversement.

Le mot mystère a un double sens : religieux, celui d’une vérité inaccessible à la raison, mais que Dieu donne à connaître en se révélant ; et littéraire, le mystère au Moyen Age est un genre qui mêle poésie et théâtre et se jouait sur le parvis des églises. Péguy nous invite donc à entrer sous ce porche pour méditer ce mystère, dans un genre littéraire poétique mis en scène de manière théâtrale. Et nous n’en sortons pas vraiment indemne.

Le fil directeur de ce long poème est l’espérance qui se trouve dans l’inversion, dans le renversement des valeurs, dans la lignée du Christ. Je prendrai quatre points.

 

Ø     L’enfance

 

[Lecture début et page 26]

L’espérance est comparée à une enfant ; elle est la plus petite des sœurs, mais c’est elle en quelque sorte le moteur des deux autres. Dans les vers suivants, Péguy décrit le père au travail, dans le champ. Le père comme la mère ne travaillent que pour ses enfants, c'est-à-dire pour la petite espérance. (p.40.41). Plus loin, l’enfant sera comparé au petit chien joyeux qui joue et court et suit les adultes dans se ménager, [lecture page 135]. Ce chemin qui semble fait pour rien, pour revenir toujours au même point de déception, est celui qui compte pour Dieu « si le chemin est un chemin de sainteté / Au regard de Dieu, un chemin d’épreuves / Celui qui l’a fait deux fois est deux fois plus saint/ Au regard de Dieu et celui qui l’a fait trois fois / Trois fois plus saint et celui qui l’a fait / vingt fois vingt fois plus saint. C’est comme ça que Dieu / Compte » (137).

 

Ø     La Vierge Marie, « La mère des septante et des septante fois septante douleurs » (p.51)

 

Pour Péguy, Marie « est la plus grande bénédiction qui soit tombée de la création », « Car étant charnelle, elle est pure /Mais étant pure, aussi, elle est charnelle » p.62). C’est à la Vierge qu’il confie ses enfants, parce que parfois les saints ne suffisent plus. [Lecture page 54]. Marie est l’espérance en ce qu’elle concilie les contraires pour les dépasser dans le renversement ; il n’y a pas de contradictions parce que l’Espérance est au-delà de tout.

 

Ø     Les trois paraboles de l’espérance « Jésus-Christ, mon enfant, n’est pas venu pour nous / conter des fariboles » (84) Parabole de la brebis perdue / du drachme perdu / de l’enfant prodigue.

 

[Lecture page 92 – 93]

C’est précisément cette brebis perdue qui fait naître dans le cœur de Dieu l’espérance, « Elle a introduit au cœur même de Dieu le théologale / Espérance » ; c’est là qu’il faut comprendre le renversement, parce que Dieu prend les devants, en amour aussi, il faut que Dieu espère en nous , il espère que nous nous sauvions : « Grâce unique, un infirme, une créature infirme porte / Dieu /Et Dieu peut manquer de cette créature / Elle peut manquer dans son compte et dans son recensement /Quand il compte ses brebis , manquer à son amour et à son être même / Faire mentir son espérance / Car il y a le couronnement d’épines  mais il y a / Le couronnement de l’espérance » (p.84).

 

Ø     La nuit

 

Le sommeil est un commandement d’espérance, le moment où l’être se recharge. La nuit est première, avant le jour. Cette nuit ouvre sur la nuit de la neuvième heure, quand tout fut consommé : [lecture page 154 – 155.]

Elle est à la fin du recueil,  la nuit pascale qui ouvre sur l’espérance suprême de la Résurrection, [lire le final].

 

On peut être heurté par ce qui pourrait sembler de la lourdeur mais cette lourdeur est céleste. Ce rythme particulier, litanique,  laboure le cœur. C’est par ce rythme, et ces images prises dans la terre, dans la vie, dans le Livre, que Péguy nous fait passer sous son porche, dans sa méditation bouleversante de cette deuxième vertu.

 

 C’est par leur rythme et leurs images que ces poèmes ressemblent à des cathédrales de mots, chacun soutenant l’autre comme des arc boutants pour aller plus loin dans la méditation, certaines métaphores étant comme des vitraux de lumière, et  c’est par là que Péguy nous fait entrer dans ses poèmes comme on entre dans une cathédrale, dans le silence et le recueillement et l’émerveillement.


Références: Collection Poésie Gallimard

 

 

 

 

 

 

Muriel Olmeta (Oratoire Dominical 2018)