Le
26 janvier 2018 le pape François a déclaré Vénérable Madeleine Delbrêl,
ouvrant la voie à une possible
canonisation, si un miracle était reconnu. Le cardinal Martini disait d’elle
qu’elle était « une des plus grandes mystiques du XXème siècle ».
Madeleine
Delbrêl est né en 1904 en Dordogne. Elle est très attachée à sa mère qui a une
grande foi. Elle changera plusieurs fois de domicile au gré des mutations de
son père, chef de gare. En 1926 elle reçoit le prix de poésie Sully Prud’homme
de l’Académie française. Elle commence des études de littérature et de
philosophie à la Sorbonne, et à ce moment-là elle est complètement athée ;
elle écrit un poème qui résonne comme une déclaration d’athéisme :
« Dieu est mort, vive la mort » ; « notre monde et notre
histoire étaient la plus sinistre farce qu’on puisse imaginer » [in :
ville marxiste; terre de
mission]. Elle aime la danse et passer du
temps avec ses amis, notamment un jeune homme, Jean Meydieu, avec qui ses amis la
voient déjà fiancée. Mais celui-ci entre chez les Dominicains, et elle-même le
29 mars 1924, de manière subite est « éblouie par Dieu ». Elle rejoint
le scoutisme et entame un chemin de vérité, de discernement, aidée par l’abbé
Lorenzo ; si elle envisage un temps d’entrer au Carmel, elle prend finalement conscience
que son existence se déroulera auprès des couches populaires les plus pauvres,
physiquement, économiquement, moralement. Et elle continue de réfléchir à la
dimension évangélique qu’elle souhaite donner à sa vie, par la présence et la
mission, sous la forme d’équipes appelées « Charité du Christ ».
Ainsi le 16 octobre 1933, avec deux compagnes, s’engage-t-elle au service du
Christ dans la paroisse Saint-Jean Baptiste d’Ivry où elle intègre la mairie en tant qu’assistante
sociale.
Madeleine
Delbrêl n’est pas essentiellement poète comme pouvait l’être Marie Noël, mais
l’écriture et la poésie font partie intégrante de sa vie.
C’est
à Ivry, dans cette ville, structurée par le parti communiste, où les
catholiques étaient les directeurs d’usine les plus durs avec les ouvriers,
qu’ils payaient mal, où elle a été reçue
d’abord par des insultes et des cailloux, qu’elle va s’efforcer de vivre
l’Evangile, de manifester l’amour de Dieu, de témoigner. Elle fait en sorte de
structurer ses équipes, centrées sur une
vie contemplative enracinée dans l’Évangile, et vécue au cœur du monde
où elle travaille dans le respect et la proximité avec les communistes,
dont elle apprécie la fraternité, le souci des plus humbles, le sens de
l’organisation. Elle écrira avec la pointe d’humour qui la caractérise : «Si
le cœur est rigoureusement absent de la doctrine communiste, il est sans doute
son plus important facteur d’action.» [Athéisme et évangélisation]
Elle aura même été tentée par l’adhésion au parti, mais une relecture
approfondie de l’Evangile lui montrera l’incompatibilité du message du Christ
avec la violence inscrite dans le marxisme. Si l’Evangile prône une préférence
pour les plus pauvres, nul n’est exclu de l’amour de Dieu.
On
a pu dire d’elle qu’elle était la sœur aînée des prêtres ouvriers, dont elle a réalisé
l’idéal : témoigner du Christ en travaillant au milieu des ouvriers. Elle
a été mêlée au début du séminaire de la Mission de France en 1941 et quand la
crise éclate et que le 1er mars 1954 les autorités romaines exigent
l’arrêt de cette expérience, c’est pour Madeleine une déception et un
déchirement sévère, cependant l’obéissance à l’Eglise sera toujours première.
Madeleine
Delbrêl meurt en 1964, épuisée, elle dont la santé n’était pas très bonne, à sa
table de travail.
Pour
moi, Madeleine est l’exemple même du disciple-apôtre (ou missionnaire),
immergée dans un milieu a priori hostile, communistes hier, ultra-libéraliste
ou autres aujourd’hui. Elle écrit dans Nous
autre, gens des rues : « Plus le monde où l’on va est sans
Eglise, plus il faut y être l’Eglise. C’est en elle qu’est la Mission. Il faut
qu’elle passe à travers nous. » Et dans la Joie de Croire, ses notes destinées à une conférence : Lire
page 224.
Elle
s’est donnée sans relâche à cette mission, où l’amour de Dieu était absolument
indissociable de l’amour du prochain, comme elle l’écrit dans Nous autres, gens des rues :
« L’amour du Christ est universel. Tout amour des uns qui nous ôte l’amour
des autres n’est pas amour du Christ ». Et dans Communautés selon l’Evangile , à propos du travail en équipe
et des désaccords: « Dès que l’amour mutuel est blessé, il y a une mise à
la porte du Christ, pas seulement hors de l’équipe mais aussi pour les autres,
puisque le Christ n’est plus là » (p.54). Elle a connu les déceptions, le
découragement, la fatigue, la souffrance (elle est obligée de démissionner de
son travail d’assistance sociale) et pourtant tous les témoins parlent de la
joie, de l’humour de Madeleine.
Alcide ou le
parfait petit crâne
Ce
petit recueil est composé de très courts paragraphes, de toutes petites
histoires, de sentences, en fait d’apophtegmes, tels que nous les ont transmis
les pères du désert. On y trouve trois parties : Livre du Débutant / Livre
du Progressant / Livre du Parfait.
Lecture préface pages 34, 35 ,36.
Pourquoi
Alcide : par antiphrase, Alcide est le premier nom d’Héraclès ; mais
point de recherche de la gloire humaine chez lui. D’ailleurs il est surnommé le
petit crâne, parce qu’il est disponible pour être rempli : « Le petit crâne, parce qu’il est creux
ne sait que recevoir. (Alcide un jour qu’il cherchait une vocation). »
Lire page 52
L’humour
vient du contraste et donc de la surprise entre la sentence énoncée, et la
situation concrète qui l’a inspirée, mise entre parenthèses, qui est toujours
une situation d’une extrême banalité dans laquelle chacun peut se retrouver.
Ex : « N’oublie
pas que la prière est faite pour rendre bon, et non pour empêcher de l’être.
(Alcide un jour où on venait le chercher
à l’église) ».
Ces
deux simples phrases arrivent à créer une petite scénette dans laquelle chacun
se reconnaît. Et ainsi Madeleine nous rappelle à l’essentiel, la prière ne doit
pas se faire au détriment des frères, elle n’est pas le but en soi.
« Dieu
t’attend sûrement dans tes frères : es-tu sûr de le trouver là où tu vas
en le quittant ?
(Un
jour où Alcide avait envie de prendre l’air)
« La
maladie qui te fait malade ne fait pas tes frères infirmiers »
« Briller
n’est pas éclairer. / (Alcide un jour d’éloquence). »
« Pour
trouver Dieu, il faut savoir qu’il est partout ; mais savoir aussi qu’il
n’y est pas seul. / (Alcide utilisait volontiers cette phrase quand un tas de
choses l’intéressait ou quand un tas de gens l’ennuyait). »
L’humour
de Madeleine est fait aussi de jeux de mots, de parodies : « Sainteté !
Que de saints sont ratés en ton nom ! » (parodie de la parole de Mme
Roland au pied de l’échafaud : « Liberté que de crimes on commet
en ton nom ».) Souvent Madeleine écrit des poèmes en reprenant des vers ou
des rythmes, comme des clins d’œil, à d’autres auteurs, Paul Eluard par
exemple.
Ainsi
ce petit recueil nous donne-t-il des conseils pour notre vie spirituelle dans
notre quotidien, banal mais tragique, sans jamais se prendre au sérieux
(« O mon Dieu, ‘ si je me prends au tragique aidez-moi à ne pas me
prendre au sérieux’ ».)
On
réalise donc que l’humour est une façon joyeuse d’affronter les difficultés de
la vie. Madeleine a écrit Alcide dans une période de grande tension due à la
fois à la responsabilité des Equipes et à son activité professionnelle à la
mairie. Ces apophtegmes, qui jouent sur le contraste et la surprise sont un
moyen en fait pour décentrer le moi blessé ou blessant et ainsi grandir en
humilité. De l’humour pour garder sa bonne humeur et regarder vers l’avant et
de l’humour pour plus d’humilité. Tous ces mots ont peut-être bien la même
racine.
La
joie et l’humour de Madeleine éclatent aussi dans ses poèmes, qui ont toujours
un ancrage dans la réalité vécue
Des méditations
poétiques
Madeleine
part donc de la vie quotidienne et de ses propres faiblesses pour en faire une
méditation parce que c’est là les lieux où Dieu nous rejoints. Ces textes,
toujours écrits suite à une circonstance particulière circulaient parmi les
proches de Madeleine, qui ne voulait pas les publier ; elle ne voulait pas
faire de littérature.
Humour dans l’amour p.25 : C’est quand elle accueille Dieu avec humour,
que Dieu lui fait dépasser cet humour pour la mener vers la joie et la liberté.
Spiritualité du vélo p.68 Dans ce
poème Madeleine s’adresse à Dieu et compare sa situation de chrétienne
missionnaire, instable et en déséquilibre contrairement aux religieux qui ont
une règle pour les aider, à un vélo qui a besoin de l’élan et de la vitesse
pour rester en équilibre. La comparaison est surprenante et prête à sourire.
Dans
ce poème, Madeleine se moque de nos plaintes continuelles pour des broutilles Politesse pour Dieu (p.63, tome 3). Le
titre évoque Dieu, qui semble pourtant absent de ces plaintes où chacun peut se
reconnaître. C’est que la politesse consisterait à tourner vers Dieu ces
désagréments et les transformer en actions de grâce. Ainsi dans cet extrait de
ce long poème : Joies de la montagne
(p.80).
L’humour
chez Madeleine Delbrêl est tout à la fois un trait de caractère, une mise à
distance des événements désagréables de la vie, un décentrement du moi, mais
aussi un moyen pour accéder à la vraie joie.
La fantaisie
Enfin
un autre aspect de sa joie se caractérise par des fantaisies, des écrits pleins
de fraîcheur et de trouvailles, comme le conte intitulé le Nagneau. C’est
l’histoire d’un chien frisé que son maître appelle Monchien. Leurs relations
sont bonnes, jusqu’au jour où des hommes venus d’un autre pays tuent les autres
hommes. Dans la panique le maître et Monchien sont séparés. Eloigné de son
maître, il est pris pour un agneau. De la séparation naît la souffrance,
comme lorsque l’homme s’est séparé de
Dieu. Considéré comme une bête exceptionnelle, le Nagneau est mis dans pré-salé
pour finir à l’abattoir après engraissement. Aidé par un ours, il met en place
un projet de sauvetage des autres agneaux, les convaincant de ne plus brouter
d’herbe pour ne pas grossir, et ce au détriment de sa vie. En effet, lui
continuera de manger pour être sacrifié. In extremis, la veille de Pâques, son
maître le retrouve et le sauve.
Dans
cette fantaisie Madeleine nous enseigne
quelques vérités sur l’homme et sur Dieu, avec légèreté, et nous montre
qu’elle sait bien manier l’ironie. Celle-ci en effet, procède du point de vue
adopté qui est celui du chien. Lire pages page 111
Il
y a vraiment deux types de comique, celui qui détruit, qui isole, qui exclut, celui
des bourreaux de Jésus qui l’humilie et tourne en dérision ce qu’Il est ;
et l’humour, l’esprit qui fait grandir, qui est une correction fraternelle
toute en douceur et en charité. C’est bien évidemment cette charité, par
l’intermédiaire aussi de ses écrits les plus littéraires qui transparaît chez
Madeleine Delbrêl, et une charité empreinte d’une véritable tendresse.
Muriel Olmeta-Seigner