mardi 2 janvier 2018

Marie Noël (Marie Rouget) 1883-1967

J’ai bien souvent de la peine avec Dieu

(Lecture : Les Chansons et les Heures, à Tierce)


Marie Noël est née et morte à Auxerre, qu’elle n’a pratiquement jamais quitté de sa vie, sauf pour aller à Paris, régler des problèmes de maisons d’éditions ou voir un médecin.  « Dans la maison de mes parents d’où je ne suis jamais sortie, rien ne m’est arrivé, que dans mon âme … » (page 232). Les plus grands voyages, les plus rudes, elle les aura faits dans son être le plus profond ; les plus grands sommets ou les plus grands abîmes, elle les aura domptés par la force de son âme, de sa foi, et de son écriture poétique. Si comme le disait Pascal, « Tout le malheur des  hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », Marie Noël peut être dite « heureuse ». Mais ces combats, s’ils ont été menés dans la solitude, n’auront pas été menés dans l’isolement. La correspondance qui vient de sortir entre Marie Noël et l’abbé Mugnier, sous le titre « J’ai bien souvent de la peine avec Dieu », nous montre à la fois la beauté de cette âme et sa profondeur poétique, mais aussi le rayon lumineux de ce prêtre qui aura su la guider, la libérer.

Elle est issue d’une famille aisée et cultivée, musicienne, son père était professeur agrégé de philosophie, agnostique, il donnera à sa fille une belle culture intellectuelle. Sa poésie est ambivalente : à la fois chant des saisons, aux cadences simples qui font penser aux rondeaux du Moyen Age, mais aussi poèmes du tourment de l’amour de Dieu, dur avec ceux qui l’aiment.

Deux événements majeurs vont marquer les jeunes années de Marie Noël et lui laisser un profond traumatisme : le départ d’un jeune homme aimé, qui va laisser dans son œuvre un personnage, celui de l’Absent ; et la découverte de son petit frère mort dans son lit, le lendemain du jour de Noël, ce qui la conduira à écrire un poème magnifique de sobriété qui s’intitule Office pour l’enfant mort.  Vers les trente ans, elle traverse une crise morale, intellectuelle, spirituelle, une terrible dépression qui lui fait perdre l’usage partiel de ses jambes et lui fait perdre en partie la vue. Toute sa vie, elle sera sujette à des décompensations psychiques, à de l’angoisse, qu’on appelait à l’époque la « mélancolie ». C’est dire que la poétesse est hantée par la figure du mal, par ce qui chez elle va prendre l’apparence de la dualité de Dieu : un Dieu Noir, intraitable, qui se cache au fond de sa peur et le Christ, miséricorde, pour qui elle est tout Amour.

Cette ambivalence est illustrée par le chant d’Adam et Eve, où Adam obéit à Dieu et donc pour manger tue ; tandis qu’Eve est la mère nourricière, la mère de ce Dieu  tout amour qui se donne dans le pain.

Voilà, en guise d’introduction ; maintenant je vous propose plus particulièrement de découvrir cet auteur en suivant les axes que nous livre l’abbé Mugnier dans sa direction spirituelle, puisque celle-ci est inséparable d’un encouragement littéraire. [16 février 1918 – 20 décembre 1943 – 200 lettres]

1.     L’abbé est celui qui lève la censure morale : « Lisez donc, sans scrupules, tous les livres que vous m’avez nommés. » C’est le premier conseil de l’abbé, après lui avoir dit d’emblée que : «  Ceci est pour vous – pour vous seule. Autant d’âmes, autant de manières de les diriger. »
A l’époque, l’Eglise mettait certaines œuvres à l’Index, pour protéger les âmes, et Marie Noël est prise entre le désir intellectuel et littéraire, donné par son père,  de lire ces œuvres de grands auteurs (Hugo, Musset, Vigny …) et la peur du péché. Le conseil de l’abbé est clair : « suivre vos goûts littéraires qui sont l’indice d’une vocation » ; et un peu plus loin : « Dieu vous mithritadisera »  (page 42). Conseil encore bien clair quelques années après, lorsqu’elle écrira : » Je prévois chez moi une nouvelle crise de cette terreur du ‘livre défendu’ que vous aviez si bien calmée » (168) : page 167 / 170

2.     Il refuse l’opposition foi /raison : Ne pas se laisser intimider par les intellectuels, ce que Marie Noël appelle ‘la tentation de l’esprit » (66), « au fond, c’est en moi qu’est mon danger … j’ai peur de ma pensée et de tout ce qui la provoque » (67). L’abbé la rassure : « Chaque ouvrage, même de génie n’est qu’un balbutiement de plus. Je respecte ce balbutiement, je l’admire même, mais je garde mes idées et mon Credo tout entier ». (page 69 ; page 155). C’est un conseil précieux pour Marie Noël qui explique comment les ouvrages des philosophes ou des scientifiques la bousculent (page 46). Ils font naître en elle des crises d’angoisse « j’ai prié comme un être perdu pour que ma raison fût détruite et ma foi sauvée » (page 145) « au fond, c’est en moi qu’est mon danger … j’ai peur de ma pensée et de tout ce qui la provoque » (67) .
 Il lui répond comme toujours dans des lettres beaucoup plus brèves que les siennes mais ses réponses témoignent d’une véritable écoute. Le ton est assuré, réconfortant, personnel ; l’impératif est bienveillant et rassurant (« Donc, fortifiez-vous et de continuez de plusieurs manières. Ne revenez pas en arrière. Ne faites pas de dosage »page 49). Malgré tout le doute reviendra plus tard, en des termes moins angoissés cependant (pages 287 – 288).

3.     L’abbé est un cœur qui écoute : « J’aurais bien besoin de vos conseils pour me refaire une âme » (p.71) , « Je vous dis tout ce qui me passe par le cœur – selon ma coutume, pour que vous m’aidiez à le purifier, à l’éclairer » (p.209) . Parfois, Marie Noël expose des problèmes de conscience, une conscience qu’elle scrute et analyse méticuleusement, dans un souci  de perfectionnement spirituel : LIRE p.116 .La réponse de l’abbé à ces scrupuleuses confessions écrites est un hymne à la vie (page 136). On a bien souvent l’impression de voir d’un côté une vision janséniste de la vie chrétienne, où la vie est un péché, et de l’autre une vision prise chez saint François de Sales, page 63 : « allez sans peur et faites votre miel des fleurs les moins orthodoxes ». « Je veux que vous considériez la Religion comme une source de vie. Dieu n’est pas le dieu des morts mais des vivants » (49)
Le mot « subconscient » qu’emploie ici l’abbé montre bien que les conseils spirituels se fondent dans des conseils proprement psychologiques qui vont aider Marie Noël à plusieurs reprises à reprendre pied dans la réalité et dans la vie : « vous avez été pour moi un constat sauvetage. » (page 263). L’abbé agit ainsi comme un thérapeute avisé.

4.     Enfin, la direction spirituelle de l’abbé Mugnier se déploie de manière magnifique dans la dimension littéraire de sa protégée, sous trois aspects : encouragements, conseils, poésie comme vocation religieuse.

ü    Encouragements : « Vous êtes notre seul, notre vrai poète chrétien » (p.197) ; à propos du Rosaire des Joies : « Il y a en vous de l’ogive, du vitrail, de la colonnette, et un encens qu’on ne fabrique plus » (p.211). Mais surtout l’abbé va l’inciter à transformer la souffrance de son âme tourmentée en poésie : «  car vous souffrirez toujours et je crois que c’est l’une des cordes les plus frémissantes, les plus inspirées de votre lyre. » (p.196). Il l’invite à un retournement de perspectives.

(Lecture  Chant de la Vierge Marie – Le Rosaire des Joies)


ü     Conseils : sur le poème Adam et Eve, elle doute, craint que la base de son poème soit « une hérésie, un blasphème » et donc que ce soit mal (102), puis quelques années après l’abbé lui donne ce conseil p.179 : « vous serez une chrétienne perpétuellement blessée, révoltée parfois, pressée entre des devoirs qui se contredisent ; jamais hélas ! tout à fait tranquille. Il faut se résigner à cet état d’angoisse, mais y ajouter le sourire. Ne bataillez pas trop intérieurement et laissez du jeu à votre liberté qui en a besoin…’, et son poème aboutit (p.180), 182.
Parfois, le conseil donné est de ne pas encore publier à cause de la hardiesse et Marie Noël obéira  (page 143 /147); c’est le cas pour le poème « Ténèbres », publié en 2017 Enfin, c’est lui qui lui conseillera d’écrire des souvenirs, ce qu’elle acceptera finalement de faire et qui donneront ses magnifiques « Notes intimes. »

ü     Fonction de la poésie : à de nombreuses reprises l’abbé va exhorter Marie Noël à ne pas se disperser dans des œuvres paroissiales telles que le patronage. Pour lui, la poésie est son apostolat « vous servez Dieu, vous faites sa volonté très sainte en développant ses dons. Mettez cela dans votre mentalité de chrétienne… » (p. 107, 1923) puis en 1940, pour encourager les soldats dont elle a atteint l’âme : « continuer votre vie de poète et de la considérer comme l’apostolat le plus rare et le plus précieux », parce que pour lui Dieu est un poète. Il a bien compris qu’elle touchait les gens du « parvis ». Jamais en revanche il ne la détournera des soins qu’elle doit à sa famille et aux démunis, et même aux animaux qui viennent chercher refuge auprès d’elle « le sentiment d’amour qui me lie aux humbles gens avec qui et pour qui je vis à la paroisse » (51).

Cette direction spirituelle apparaît véritablement comme d’abord une libération, puis une incitation à la sainteté par la voie de la poésie.  C’est sa « petite voie » à elle. Face à cette âme éprise d’absolu, tourmentée par l’idée du mal, l’abbé saura apporter une réponse efficace, réconfortante, toute en pudeur avec des mots incisifs et bienveillants.
Et bien sûr, au fil de cet échange épistolaire, une amitié profonde se déploie, une amitié d’âme à âme.

Pour terminer un extrait de Vision (Les Chansons et les Heures), où elle évoque sa mort, depuis l’autre rivage C’est simple, tout en retenue, poignant mais sans pathos, magnifique!


Muriel Olmeta


Journal  d’un curé de campagne, de Georges Bernanos


« La  parole de Dieu, c’est un fer rouge ».  Choisir Bernanos pour parler d’un cœur ardent me semblait aller de soi tant son œuvre est radicale et tant le figure de son curé de campagne est décapante.

REPERES

+ 20 février 1888: naissance à Paris de Georges Bernanos, d'ascendance espagnole et lorraine par son père—éduqué par les jésuites —, adhère à l'Action française, dont il se détachera en 1932. Prison avec Les Camelots du Roy (monarchie Portugal)
+ Son premier roman Sous le soleil de Satan paraît en 1926. Dans Les grands cimetières sous la lune (1938), il s'élève contre la collusion de l'Eglise avec Franco. Il condamne les accords de Munich, pendant la guerre depuis le Brésil où il vivait, il envoie des écrits aux journaux de la Résistance. Appelé par de Gaulle après la guerre         .
+ Bernanos meurt à Neuilly en 1948. Un an après paraît sa dernière œuvre Dialogue des carmélites
+ On peut noter que Bernanos a vécu à Hyères de 1931 à 1934.
+ Liberté – Fidélité sont le fil conducteur de sa vie.



1.           Ce roman se présente comme un journal intime qui en fait n’en est pas un : on n’y trouve pas de dates, peu de lieux, mais il permet de rentrer dans les pensées et émotions du jeune curé qui le tient. Son but est de mener « une conversation entre le bon Dieu et moi, une manière de prolonger la prière ». En fait, et c’est presque un paradoxe, pour un journal, ce roman est une polyphonie magnifique sur la grâce, le christianisme, le mal, la pauvreté. Il est en effet une succession de dialogues puissants, souvent de confessions, tant ce petit curé a un don pour l’amitié. Ces dialogues, dans des tête à tête serrés permettent d’apercevoir les âmes.

A ce curé dont nous ne connaîtrons jamais le nom, seulement l’âge à la fin (vers les trente ans), se trouve confié une paroisse en pleine campagne, dans le Nord, à Ambricourt, rude et austère, « dévorée par l’ennui » comparé à « une pluie de cendres » où il est épié, jugé, jaugé. Là se jouent aussi des drames familiaux terribles, des sous-entendus et jalousie destructeurs dans lesquels ses paroles simples et inspirés mettent le feu en guérissant spirituellement certaines plaies, comme une cautérisation.

2.           Ce curé à la fois humble et passionné, maladroit et juste, est au centre de cette polyphonie où s’élancent des voix diverses de prêtres, ou non :

Ø      la sublime figure du curé de Torcy, chrétien passionné brûlé d’amour, révolté  contre une certaine forme d’Eglise : page 53. On sent vibrer dans ses paroles une saine colère d’amour.

Page 89 et page 100 on sent le cœur ardent de ce vieux prêtre, qui ne lâche jamais rien de la radicalité de la Parole.
 Ce personnage est le double accompli, plus expérimenté, du jeune curé, le prêtre qu’il ne sera jamais.


Ø      le doyen de Blangermont, prêt à toutes les compromissions parce que « tout ce qui existe doit être utilisé pour le bien » ;

Ø     le docteur athée Delbende, (qui en fait ne s’est jamais remis d’avoir perdu la foi et dont la vie est devenue une colère contre Dieu). Pour lui les courbettes faites aux riches par l’Eglise sont une trahison  du Christ ; page 120.

Ø      Cette succession de dialogues trouve son apogée au trois quart du roman dans la confrontation magistrale entre le curé et la comtesse. Parce qu’effectivement se pose en filigrane aussi dans tout le roman cette question : qui est le pauvre ? La comtesse est une femme fière, que l’éducation a porté à confondre pudeur et dissimulation, et qui au plus profond d’elle-même est déchirée. Trahie maintes fois par un mari volage qui la trompe encore avec la jeune institutrice de ses enfants que le prêtre voit à la messe en semaine « le visage plongé dans ses mains » ; haïe par sa fille –Mlle Chantal – qui lui reproche de se taire et d’accepter, et qui est jalouse de son père aussi ; mais surtout elle est révoltée contre Dieu qui lui a volé son enfant, son fils de dix-huit mois. Devant ce prêtre fragile, livide, pauvre elle se réfugie d’abord derrière les apparences et joue à la femme comblée : « ce foyer monsieur l’abbé est un foyer chrétien ». S’ensuit ce dialogue intransigeant page 200.

Mais le curé porte sur elle un tel regard de vérité et d’amour qu’il la touche au plus juste de sa souffrance. Il est véritablement inspiré : « C’est alors –non, cela ne peut s’exprimer – tandis que je luttais de toutes mes forces contre le doute, la peur que l’esprit de prière rentra en moi ». Alors la comtesse hurle sa souffrance, et le prêtre guidé par l’Esprit, la conduit vers Dieu et sa miséricorde. page 203.

Et quelques pages plus loin, à la tension dramatique, psychologique et spirituelle aussi intense, la comtesse arrache de son corset un médaillon contenant une mèche de cheveux de son fils. Le prêtre note qu’ « il semblait qu’une main mystérieuse venait d’ouvrir une brèche dans on ne sait quelle muraille invisible, et la paix rentrait de toutes parts » (212). Finalement la comtesse baisse les armes et se rend au prêtre, qui lui demande de tout donner, « orgueil compris ». Voilà la fin de cette confrontation cœur à cœur, p.212.
Le lecteur sort sonné, embrasé, de ce dialogue intense et plein de braise.

Mais dans cet échange magistral, la comtesse trouve après coup les mots justes pour qualifier le prêtre : « J'espère ne pas vous froisser en vous traitant d'enfant ? Vous l'êtes. Que le Bon Dieu vous garde tel, à jamais. » Et on pense bien sûr à ce passage de l’Evangile : «  Amen, je vous le dis : si vous ne changez pas pour devenir comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux. Mais celui qui se fera petit comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des Cieux ». (St Matthieu, chapitre 18)



3.     Ce journal se lit aussi comme une mort programmée. Dès le début malade, le jeune curé finit par cracher du sang et par mourir d’un cancer de l’estomac. Ce qui donne la figure ascétique d’un prêtre ne se nourrissant que de pain et de vin ; dès lors cette descente vers la mort se lit aussi comme un combat spirituel pour la sainteté : tomber et se relever parce que « tout est grâce », même la mort, tels sont les mots de Ste Thérèse qu’il prononce en mourant. Quel contraste dès lors entre l’apparente platitude d’une vie sobre et douloureuse et le feu spirituel qui l’anime : faire de son Jésus le feu brûlant de son cœur. En effet, « l’enfer, c’est de ne plus aimer ». Ce journal d’un curé de campagne raconte aussi son chemin de croix.

Bien-sûr, le mal rôde, en la personne notamment de Mlle Chantal, mal en elle et diffusé autour d’elle. Le mal qui vient des mots, de la médisance pour nuire et détruire. Pourtant Dieu, par l’intercession du curé, a réussi à vaincre la révolte blasphématoire de la comtesse.  Le Mal « ne sera toujours qu’une ébauche, l’ébauche d’une création hideuse, avortée, à l’extrême limite de l’être ». Ainsi, la voie est-elle de se guérir, dans le cœur de Jésus Christ, qui est la seule paix.
Telles sont les dernières paroles du journal : « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus- Christ » page 345.


Ce roman est sublime, c’est du feu ; il est fait de contrastes, en effet il allie la passion et la rigueur, le feu (dans la tension et le surnaturel des dialogues) et la sobriété dans les procédés d’écriture.    Et on ne peut s’empêcher d’entendre résonner, à sa lecture, les Béatitudes.