dimanche 25 octobre 2020

Sylvie Germain - TOBIE DES MARAIS

 

 

Sylvie Germain est née en 1954 à Châteauroux. Elle fait des études de philosophie jusqu’au doctorat sous la direction d’Emmanuel Lévinas. Elle écrit des romans et des essais. Son œuvre est une traversée de lieux et d’espaces en quête de sens, dans la nuit, le doute, le mal. En 1996 elle publie  Les Echos du Silence, où elle « part à l’aventure dans le silence de Dieu » pour chercher une autre réponse que celle qu’il donne à Job. Les réponses qu’elle propose dans ses romans sont de petites épiphanies dans un univers imaginaire luxuriant de forêts, de rivières, de villes, Prague notamment, de  mémoires, grandioses et dérisoires.

 

TOBIE DES MARAIS, 1998

 

Roman flamboyant dans lequel Sylvie Germain livre un récit d’initiation où Tobie passe de l’enfance à l’âge d’homme, aidé par Raphaël, et ancré dans un passé de douleurs, de tourments qu’il faut apprendre à accepter pour s’en libérer.

 

1. Reprise des éléments de la trame du Livre de Tobie

 

Ø     (Résumé du livre de Tobie Cf Bible )

 

Ø     Tous les chapitre s’ouvrent sur une citation du livre biblique, et donne ainsi le sens métaphorique du chapitre, complété par le titre, ex chapitre 1 : la citation présente les personnages (Anne, Tobie ; Tobith devient Théodore, c'est-à-dire don de Dieu ou Dieu a donné) et le titre « le fugitif » évoque Tobie qui roule seul à bicyclette, il a 5 ans, dans la direction que lui a donnée son père en lui disant « va au Diable ».

 

Ø     Les personnages  ont le même nom :

ü     Anna, Tobie que l’on suit de sa cinquième année à l’âge d’homme. De lui va venir la délivrance pour sa famille et celle de Sarra. Délivrance spirituelle et psychologique.

ü     Sarra possédée non plus par sept démons mais 7 fantômes, puisqu’à partir de l’âge de treize ans, tous ses amoureux sont morts accidentellement.

ü     Le père de Sarra, Ragouël, que l’auteur a fait peintre, et qui tente par ses pinceaux de percer l’invisible, et d’exorciser sa fille p.202 – 209.

ü     Raphaël, « Dieu guérit », qui comme dans le livre biblique est le compagnon de voyage de Tobie qui part récupérer une dette au bout d’un périple. Il est celui qui apaise, conseille, fait changer le cours de la vie de son ami en appelant toujours à sa volonté libre. Il apparaît au début du roman, en sauvant la vie à l’enfant (15 ; 18,19) et disparaît à la fin du roman quand la paix est revenue dans les cœurs (262, 263). Il a les traits androgynes et inspire tout de suite confiance et sécurité.

ü     Et enfin le chien ; on lit dans le Livre de Tobie : « Le garçon partit, et l’ange avec lui ; le chien partit aussi avec lui et il les accompagnait » (6,1). Sylvie Germain en fait un personnage à part entière, discret, fidèle et elle en fait l’instrument de Raphaël qui pousse Tobie à écouter les manifestations langagières de son chien. Il est autre figure de l’ange.

 

L’auteur a inventé aussi d’autres personnages : un oncle et une tante, Valentine et Arthur, qui viennent renforcer, dans le sens des tons en peinture, les thèmes du roman dont nous parlerons plus loin ; et aussi le personnage à la dimension quasi mythologique de Déborah.

 

Ø     Le récit :

 Sylvie Germain respecte la trame de sa source où Tobith ne trouvait pas le repos s’il ne pouvait enterrer les morts de son peuple ; Théodore souffre parce qu’il ne peut pas rendre une sépulture digne à sa femme ; après une attaque cérébrale, il sombre, « il devint un homme de douleur, un amant frappé de mortelle solitude, un croyant mis au ban de la vie, de l’amour, déchu de la lumière » (43). Des années plus tard il envoie son fils récupérer une dette ; Tobie  trouve par hasard un compagnon de voyage, l’ange Raphaël,  qui mène ses pas chez Ragouël et Edna, où Tobie tombera amoureux de Sarra, leur fille, prostrée dans le désespoir de sa malédiction que Tobie guérira grâce au cœur et à la langue du poisson péché, que Raphaël lui avait dit de préserver.

 

 

Sylvie Germain part donc bien du texte biblique mais pour se le réapproprier de la manière dont les plus grands peintres se sont réappropriés les passages du texte sacré. Se les réapproprier et d’une certaine manière porter un éclairage personnel sur leur actualité. [Par l’intermédiaire de son personnage de peintre Ragouël, elle donne d’ailleurs une magnifique interprétation de l’Arrestation de Jésus du Caravage. ]

 

2. Les thèmes bibliques

 

Ainsi à la manière de grands peintres, Sylvie Germain reprend, donne à voir, questionne et actualise les thèmes bibliques présents dans le Livre de Tobie. Avec une luxuriance d’images, un foisonnement verbal et un grand respect.

 

Ø     Ensevelir les morts

 

Tobith, dans le livre biblique est condamné à mort pour refuser de laisser les Israélites morts sans sépulture. Ce thème est la trame du roman de Sylvie Germain. Il s’ouvre sur la mort d’Anna, décapitée dans un accident ; lors d’une sortie à cheval, elle ne voit pas un fil qui lui tranche la tête. La tête reste introuvable et Théodore ne peut pas enterrer le corps complet de sa femme. Lecture page 42

Dans un retour en arrière, on nous raconte que la mère de Déborah, la grand-mère de Théodore, et son frère, meurent pendant une traversée vers l’Amérique, et sont jetés par-dessus bord. « « N’avaient-ils donc abandonné la terre de leurs ancêtres que pour subir toutes ces épreuves et ce désastre, que pour pâtir d’une mort aussi cruelle qu’impure, sans rituel ni sépulture ? » (p.54).

Quand meurt son jeune mari à la fin de la première guerre mondiale, déchiqueté par un obus, Déborah astique la médaille de la Vierge qu’il lui avait confiée et l’enterre dans le jardin, dans un pot de terre cuite, car Déborah se « souvint des mots de la Torah qui considère comme une malédiction que le cadavre d’un être humain soit laissé ‘en pâture à tous les oiseaux du ciel et toutes les bêtes de la terre, sans que personne leur fasse peur’ ».(p.71)

Ensuite va mourir sa fille Wioletka, partie combattre en Pologne ; à cette mort lointaine, ce corps disparu, Déborah va offrir là encore une sépulture de substitution : elle va mettre en terre, dans le même pot, une dent de lait. Et enfin lorsque se sera le tour de son autre fille Rosa de se laisser disparaître devant ce trop de douleur, Déborah va enfouir « la mèche de cheveux à côté de la médaille et de la dent de lait. Son époux, ses deux filles, tous trois dissous dans la boue, dans la nuit ; il ne restait plus d’eux que des fragments dérisoires disposés dans un simulacre de caveau familial ».

Et on se souvient en lisant ces lignes que pour  nous chrétiens, enterrer les morts est bien une œuvre de miséricorde corporelle.

 

Ø     L’exil

 

Le Livre de Tobie raconte l’histoire de deux familles juives déportées. C’est une histoire de flux migratoire forcé par la misère dont nous parle Sylvie Germain. Déborah, et sa mère, le cœur déchiré de quitter ses morts (« qui viendrait réciter le kaddish et psalmodier des chants face aux pierres tombales ?» (p.48), et  son frère quittent la Pologne pour les Etats-Unis. Lecture pages 50, 51, 52.

 Déborah sera refoulée, à cause de ses yeux abîmés par les larmes.

 

Devant ce drame, on se dit que le temps biblique qui nous parle si souvent de combats et de déportations  est le temps absolu, on est avec la Bible dans l’absolu du temps. Et on pense aux migrants d’aujourd’hui.

 

Ø     La cécité

 

Dans le livre de Tobie, Tobith devient aveugle à cause d’une fiente d’oiseau, c’est Tobie à son retour qui le guérira par le fiel du poisson suivant les conseils de l’ange.

Dans le roman de Sylvie Germain, la cécité prend un autre aspect, c’est l’incapacité à atteindre l’invisible. Deux personnages vont dépasser cette incapacité. Déborah par une vision sur l’océan : lire page 61 – Cette chevrette, ce chevreau, il  deviendra l’agneau de Dieu et il apaisera Déborah à la mort de son mari, pendant les messes auxquelles elle assiste bien qu’elle ne soit pas catholique ( lire p72).

Le deuxième personnage est le peintre Ragouël, qui cherche à peindre le cri qui délivrerait sa fille et qui peint un sourire, prémices à sa délivrance. Mais en filigrane, c’est aussi le passage des ténèbres vers la lumière que nous offre ce roman de libération intérieure dans l’acceptation, (lignes finales p.265). Passage qui prend une dimension spirituelle avec l’enseignement de Raphaël p.226 : « Il faut affiner sa vision jusqu’à parvenir à voir en l’absence de preuves et d’évidences, à voir dans les creux du visible, à lire et sentir l’invisible. Tu n’aimes pas encore si ta vue ne transgresse pas les limites du visible, si ton ouïe ne perçoit pas les chuchotements et soupirs du silence, si tes mains ne savent pas effleurer l’autre à travers la distance, l’étreindre dans l’absence »

 

Ø     Déborah

 

Enfin, tous ces thèmes se trouvent magnifiés dans le personnage de Déborah, nom d’une prophétesse qu’on trouve au chapitre 4 et 5 du livre des Juges.

C’est une femme fidèle à Dieu : page 92 «  Mais cela près de 70 ans qu’il en était ainsi pour la  pieuse Déborah qui devait inventer chaque vendredi soir un shtetl imaginaire, une synagogue invisible, et invitait sans se lasser les anges à sa table. Ensuite venaient les bénédictions du pain et du vin, et après le dîner la prière d’actions de grâce ».

C’est une femme mémoire : « Théodore et Tobie se sentaient éclairés par la lumière émanant de leur aïeule. En amont de leurs vies se tenait cette femme, se tenait tout un peuple, et sans fin chantait un livre, le seul que Déborah eût jamais lu ». (p.115). Et lorsqu’elle meurt, à presque cent ans, les trois vies de ses filles et de son mari, « par elle, trouvaient enfin une sépulture » (p.119). Cette femme mémoire devient une femme caveau.

La question qu’elle se pose comme un leitmotiv : « Que suis-je donc aux yeux de Dieu pour que d’un côté Il m’écrase et de l’autre Il m’épargne ? » ne l’empêche pas de rayonner. La veille de sa mort, qu’elle prépare : « pour la première fois Tobie posa un regard vraiment attentif sur la vieille femme, et il la trouva belle, avec ses rides pailletées de lumière, son regard étrangement limpide entre ses paupières fripées, cernées d’ombre ocre. Elle avait un regard d’eau claire en train de sourdre de la roche, et il pensa : « c’est dans cette eau-là qu’il faudrait jeter ses péchés ». (p.113)

Femme de l’exil, du passage, de la mémoire, du lien entre le visible et l’invisible, elle est aussi le chemin esquissé entre le Nouveau et l’Ancien. En regardant l’agneau gravé sur l’autel, elle se trouve allégée du poids des larmes, et fait monter vers Dieu cette prière : «  Peut-on monter au Ciel et demander à Dieu / Si les choses ont le droit d’être comme ça ? » Cette prière, parce qu’elle la chantonne, laisse peut-être penser qu’elle a pu trouver dans le Christ un début de réponse (p. 80)

 

Je m’arrête là, mais on pourrait continuer avec le thème de l’eau, par exemple, de la terre….

Il y a  de la poésie dans l’écriture de Sylvie Germain, de l’épopée, des questions essentielles et un grand art de conteuse.

 

La formation chrétienne  nous permet de « fleurir là où Dieu nous a semés » pour reprendre St François de Sales - avec nos talents. Les romans de Sylvie Germain nous transportent et enrichissent la  foi au même titre que les plus grandes peintures religieuses ou les plus grands morceaux de musique.


Muriel Olmeta-Seigner

 

 

 

 

 

 


 Charles Péguy, le tailleur de mots

Charles Péguy est un tailleur de pierre, il construit avec les mots des cathédrales, des cathédrales de mots.

 

Repères biographiques

 

Charles Péguy est né à Orléans le 7 janvier 1873. Issu d’un milieu modeste, son père, menuisier, meurt alors qu’il a 10 mois, et sa mère est rempailleuse de chaises, il est élevé par cette dernière et sa grand-mère, elle aussi rempailleuse de chaises. Il garde de son enfance le souci du travail bien fait et l’ardeur à la tache. 

Grâce à l’école il pourra épanouir son goût pour la connaissance, et il racontera son émerveillement devant la découverte de son livre de latin : «Ce que fut pour moi cette entrée dans cette sixième à Pâques, l'étonnement, la nouveauté devant rosa, rosae, l'ouverture de tout un monde, tout autre, de tout un nouveau monde" (L’Argent). Il devient boursier et il est reçu à l’Ecole Normale Supérieure en 1894.

Fasciné par Jean Jaurès, à une époque où le socialisme est encore indépendant du marxisme, il adhère au parti socialiste. Il milite à la Mie de Pain, une association qui distribue de la nourriture aux indigents. S’il fait pratiquement de la pauvreté une vertu, il ne supporte pas la misère parce qu’elle exclut de la société mais aussi de l’humanité, le miséreux ne pensant qu’à sa survie. Le socialisme pour lui n’est pas une idéologie qui étouffe l’individu dans le collectif, mais au contraire le moyen économique qui lui permet d’exister dans ce qu’il est. Ainsi, son maître-mot est l’harmonie. Ce qui le fascine chez  Jeanne d’Arc, c’est le don de soi, elle est celle qui, par un engagement solitaire, sauve le peuple. Il démissionne de l’Ecole Normale pour se lancer dans la carrière d’éditeur libraire. Avec Zola et Jaurès il ne ménage pas sa peine pour défendre le capitaine Dreyfus parce que la justice prime sur la raison d’état. Dans une société lourdement antisémite, Péguy  se dit « le commensal des juifs », il médite l’histoire du peuple juif. C’est un précurseur du dialogue entre juifs et chrétiens.

Jaurès va intégrer le socialisme français dans l’internationale socialiste imprégnée de marxisme, la censure est établie dans les publications socialistes. On est loin de l’idéal humaniste de Péguy. Il prend ses distances, se retrouve seul et lance un journal,  Les Cahiers de la Quinzaine.

Sa foi devient explicite à partir de 1910, période à laquelle se déploie le poète. Ce n’est pas une conversion mais un approfondissement de ce qui constituait son être. Là encore il est marginal, il n’est pas marié religieusement et il ne communie pas. Les catholiques de l’époque considèrent comme une hérésie le fait d’enraciner le spirituel dans le charnel, et de donner voix au peuple chrétien. Il est aussi anticlérical, déteste les chrétiens mondains.

Dans la guerre qui s’annonce, il voit le danger que courent ses idéaux. Mobilisé, le lieutenant Péguy meurt d’une balle en plein front le 5 septembre 1914.

 

On voit bien à travers cette rapide biographie le fil directeur de sa vie au-delà des apparentes contradictions : une ferveur, une intransigeance, la charité au principe et à la source de tout.

 

La Tapisserie de Notre-Dame (1913), une ode à Marie

 

La Tapisserie de Notre Dame se compose de La présentation de Paris à Notre Dame  puis de trois sonnets : Paris vaisseau de charge ; Paris double galère ; Paris vaisseau de guerre ; et des 360 vers qui constituent La Présentation de la Beauce à Notre Dame de Chartres.

 

Péguy entreprend un premier pèlerinage à Chartres en 1912, et un deuxième l’année suivante, suite à la maladie d’un de ses enfants et à un problème conjugal. En effet, il est marié à Charlotte Baudouin, qui est une athée convaincue, aucun de ses enfants n’est baptisé et il n’est pas marié religieusement. Il souffre de cette situation et  il nourrit une passion ardente pour une autre femme. Il parle d’ « adultère cérébral ». Il choisit de combattre cette passion par fidélité à son épouse et à sa foi. Toujours la cohérence entre son être et sa vie.

 

Dans ce long poème, Péguy s’adresse à la Vierge. [Lecture des trois premières strophes]. Les vers de 12 syllabes, les alexandrins,   amples, coupés à l’hémistiche, et la répétition de « et » en début de vers traduisent l’étendue du paysage de plaine, comparé à la mer,  et soulignent l’harmonie entre ce paysage et l’état d’esprit du poète. Le dominant, la Vierge regarde la poète marcher vers la cathédrale, le nous étant un nous de politesse, modestie. Quelques strophes plus loin va intervenir l’anaphore du « nous arrivons vers vous » qui alterne avec « d’autres viendront », et le poème dès lors devient en lui-même pèlerinage ; les pas du pèlerin sont alors les vers qui se déploient comme une marche, le chemin étant comme une rivière que viennent grossir plusieurs cours d’eau : page 109/110. Le poème suit l’itinéraire du poète pèlerin jusque dans sa halte et son gîte.

Enfin, c’est l’arrivée devant la cathédrale. Lecture page 112/113 : on voit comment pour Péguy Marie mène à Dieu ; si Dieu, comme devant Moïse remplit l’homme de crainte, la Vierge lui fait lever les yeux au Ciel, elle est la « flèche » qui lui donne douceur et direction à suivre.

C’est alors l’heure de la contemplation, de l’oraison. »Nous resterons cloués sur la chaise de paille / Et nous n’entendrons pas et nous ne verrons pas / Le tumulte des voix, le tumulte des pas/ et dans la salle en bas l’innocente ripaille ». Puis celle des intentions : « Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon », et pour lui-même : « Et nunc et in hora nous vous prions pour nous » : [lire les cinq dernières strophes.]

Le pèlerinage physique est indissociable du périple intérieur et de sa mise en mots. Les prières de Péguy sont ancrées dans la chair et dans la terre.

La Tapisserie s’achève sur Les cinq prières dans la Cathédrale de Chartres : prière de résidence / Prière de demande / Prière de confidence / Prière de report / Prière de déférence.

 

Ces prières n’auront pas été vaines. Avant de partir pour la guerre, il demandera à sa femme de faire chaque année le pèlerinage. Elle demandera le baptême quelque temps après. A son retour, il écrit à son ami Lotte : « Je ne peux pas t’expliquer … J’ai des trésors de grâce, une surabondance de grâces inconcevable. […] J’ai fait un pèlerinage à Chartres. […] J’ai fait 144km en trois jours. Ah, mon vieux, les croisades, c’était facile ! […] On voit le clocher de Chartres à 17 km sur la plaine. De temps en temps il disparaît derrière une ondulation, une ligne de bois. Dès que je l’ai vu, ça a été une extase. Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d’un coup … […] J’ai prié, mon vieux, comme je n’ai jamais prié. »

 

Le mot « tapisserie » définit bien l’écriture de Péguy, le poème étant comparé par là au travail du tapissier où le fil passe, repasse, comme le mot dit et redit non pas pour se répéter mais pour mener plus haut et plus loin la poésie mais aussi le rythme qui devient incantatoire et prière. En outre, au Moyen Age les tapisseries servaient à orner les églises.

 

Le Porche du Mystère de la deuxième vertu (1912), une méditation sur l’espérance.

 

C’est le même rythme incantatoire et psalmodique que l’on retrouve dans Le Mystère du porche de la deuxième vertu. Ce long poème est un hymne à l’espérance, cette deuxième vertu ; paradoxalement, il est le fruit du désespoir auquel des échecs successifs et des désillusions l’avaient conduit. Il est le moyen qui a permis le renversement.

Le mot mystère a un double sens : religieux, celui d’une vérité inaccessible à la raison, mais que Dieu donne à connaître en se révélant ; et littéraire, le mystère au Moyen Age est un genre qui mêle poésie et théâtre et se jouait sur le parvis des églises. Péguy nous invite donc à entrer sous ce porche pour méditer ce mystère, dans un genre littéraire poétique mis en scène de manière théâtrale. Et nous n’en sortons pas vraiment indemne.

Le fil directeur de ce long poème est l’espérance qui se trouve dans l’inversion, dans le renversement des valeurs, dans la lignée du Christ. Je prendrai quatre points.

 

Ø     L’enfance

 

[Lecture début et page 26]

L’espérance est comparée à une enfant ; elle est la plus petite des sœurs, mais c’est elle en quelque sorte le moteur des deux autres. Dans les vers suivants, Péguy décrit le père au travail, dans le champ. Le père comme la mère ne travaillent que pour ses enfants, c'est-à-dire pour la petite espérance. (p.40.41). Plus loin, l’enfant sera comparé au petit chien joyeux qui joue et court et suit les adultes dans se ménager, [lecture page 135]. Ce chemin qui semble fait pour rien, pour revenir toujours au même point de déception, est celui qui compte pour Dieu « si le chemin est un chemin de sainteté / Au regard de Dieu, un chemin d’épreuves / Celui qui l’a fait deux fois est deux fois plus saint/ Au regard de Dieu et celui qui l’a fait trois fois / Trois fois plus saint et celui qui l’a fait / vingt fois vingt fois plus saint. C’est comme ça que Dieu / Compte » (137).

 

Ø     La Vierge Marie, « La mère des septante et des septante fois septante douleurs » (p.51)

 

Pour Péguy, Marie « est la plus grande bénédiction qui soit tombée de la création », « Car étant charnelle, elle est pure /Mais étant pure, aussi, elle est charnelle » p.62). C’est à la Vierge qu’il confie ses enfants, parce que parfois les saints ne suffisent plus. [Lecture page 54]. Marie est l’espérance en ce qu’elle concilie les contraires pour les dépasser dans le renversement ; il n’y a pas de contradictions parce que l’Espérance est au-delà de tout.

 

Ø     Les trois paraboles de l’espérance « Jésus-Christ, mon enfant, n’est pas venu pour nous / conter des fariboles » (84) Parabole de la brebis perdue / du drachme perdu / de l’enfant prodigue.

 

[Lecture page 92 – 93]

C’est précisément cette brebis perdue qui fait naître dans le cœur de Dieu l’espérance, « Elle a introduit au cœur même de Dieu le théologale / Espérance » ; c’est là qu’il faut comprendre le renversement, parce que Dieu prend les devants, en amour aussi, il faut que Dieu espère en nous , il espère que nous nous sauvions : « Grâce unique, un infirme, une créature infirme porte / Dieu /Et Dieu peut manquer de cette créature / Elle peut manquer dans son compte et dans son recensement /Quand il compte ses brebis , manquer à son amour et à son être même / Faire mentir son espérance / Car il y a le couronnement d’épines  mais il y a / Le couronnement de l’espérance » (p.84).

 

Ø     La nuit

 

Le sommeil est un commandement d’espérance, le moment où l’être se recharge. La nuit est première, avant le jour. Cette nuit ouvre sur la nuit de la neuvième heure, quand tout fut consommé : [lecture page 154 – 155.]

Elle est à la fin du recueil,  la nuit pascale qui ouvre sur l’espérance suprême de la Résurrection, [lire le final].

 

On peut être heurté par ce qui pourrait sembler de la lourdeur mais cette lourdeur est céleste. Ce rythme particulier, litanique,  laboure le cœur. C’est par ce rythme, et ces images prises dans la terre, dans la vie, dans le Livre, que Péguy nous fait passer sous son porche, dans sa méditation bouleversante de cette deuxième vertu.

 

 C’est par leur rythme et leurs images que ces poèmes ressemblent à des cathédrales de mots, chacun soutenant l’autre comme des arc boutants pour aller plus loin dans la méditation, certaines métaphores étant comme des vitraux de lumière, et  c’est par là que Péguy nous fait entrer dans ses poèmes comme on entre dans une cathédrale, dans le silence et le recueillement et l’émerveillement.


Références: Collection Poésie Gallimard

 

 

 

 

 

 

Muriel Olmeta (Oratoire Dominical 2018)

 

mercredi 29 août 2018

Madeleine Delbrêl - La joie et l'humour



ORATOIRE DOMINICAL AVRIL 2018 – La joie et l’humour




Le 26 janvier 2018 le pape François a déclaré Vénérable Madeleine Delbrêl, ouvrant  la voie à une possible canonisation, si un miracle était reconnu. Le cardinal Martini disait d’elle qu’elle était « une des plus grandes mystiques du XXème siècle ».

Madeleine Delbrêl est né en 1904 en Dordogne. Elle est très attachée à sa mère qui a une grande foi. Elle changera plusieurs fois de domicile au gré des mutations de son père, chef de gare. En 1926 elle reçoit le prix de poésie Sully Prud’homme de l’Académie française. Elle commence des études de littérature et de philosophie à la Sorbonne, et à ce moment-là elle est complètement athée ; elle écrit un poème qui résonne comme une déclaration d’athéisme : « Dieu est mort, vive la mort » ; « notre monde et notre histoire étaient la plus sinistre farce qu’on puisse imaginer » [in : ville marxiste; terre de mission]. Elle aime la danse et passer du temps avec ses amis, notamment un jeune homme, Jean Meydieu, avec qui ses amis la voient déjà fiancée. Mais celui-ci entre chez les Dominicains, et elle-même le 29 mars 1924, de manière subite est « éblouie par Dieu ». Elle rejoint le scoutisme et entame un chemin de vérité, de discernement, aidée par l’abbé Lorenzo ; si elle envisage un temps d’entrer  au Carmel, elle prend finalement conscience que son existence se déroulera auprès des couches populaires les plus pauvres, physiquement, économiquement, moralement. Et elle continue de réfléchir à la dimension évangélique qu’elle souhaite donner à sa vie, par la présence et la mission, sous la forme d’équipes appelées « Charité du Christ ». Ainsi le 16 octobre 1933, avec deux compagnes, s’engage-t-elle au service du Christ dans la paroisse Saint-Jean Baptiste d’Ivry où elle  intègre la mairie en tant qu’assistante sociale.

Madeleine Delbrêl n’est pas essentiellement poète comme pouvait l’être Marie Noël, mais l’écriture et la poésie font partie intégrante de sa vie.

C’est à Ivry, dans cette ville, structurée par le parti communiste, où les catholiques étaient les directeurs d’usine les plus durs avec les ouvriers, qu’ils payaient mal,  où elle a été reçue d’abord par des insultes et des cailloux, qu’elle va s’efforcer de vivre l’Evangile, de manifester l’amour de Dieu, de témoigner. Elle fait en sorte de structurer ses équipes, centrées sur une vie contemplative enracinée dans l’Évangile, et vécue au cœur du monde où elle travaille dans le respect et la proximité  avec les communistes, dont elle apprécie la fraternité, le souci des plus humbles, le sens de l’organisation. Elle écrira avec la pointe d’humour qui la caractérise : «Si le cœur est rigoureusement absent de la doctrine communiste, il est sans doute son plus important facteur d’action.» [Athéisme et évangélisation] Elle aura même été tentée par l’adhésion au parti, mais une relecture approfondie de l’Evangile lui montrera l’incompatibilité du message du Christ avec la violence inscrite dans le marxisme. Si l’Evangile prône une préférence pour les plus pauvres, nul n’est exclu de l’amour de Dieu.
On a pu dire d’elle qu’elle était la sœur aînée des prêtres ouvriers, dont elle a réalisé l’idéal : témoigner du Christ en travaillant au milieu des ouvriers. Elle a été mêlée au début du séminaire de la Mission de France en 1941 et quand la crise éclate et que le 1er mars 1954 les autorités romaines exigent l’arrêt de cette expérience, c’est pour Madeleine une déception et un déchirement sévère, cependant l’obéissance à l’Eglise sera toujours première.
Madeleine Delbrêl meurt en 1964, épuisée, elle dont la santé n’était pas très bonne, à sa table de travail.

Pour moi, Madeleine est l’exemple même du disciple-apôtre (ou missionnaire), immergée dans un milieu a priori hostile, communistes hier, ultra-libéraliste ou autres aujourd’hui. Elle écrit dans Nous autre, gens des rues : « Plus le monde où l’on va est sans Eglise, plus il faut y être l’Eglise. C’est en elle qu’est la Mission. Il faut qu’elle passe à travers nous. » Et dans la Joie de Croire, ses notes destinées à une conférence : Lire page 224.

Elle s’est donnée sans relâche à cette mission, où l’amour de Dieu était absolument indissociable de l’amour du prochain, comme elle l’écrit dans Nous autres, gens des rues : « L’amour du Christ est universel. Tout amour des uns qui nous ôte l’amour des autres n’est pas amour du Christ ». Et dans Communautés selon l’Evangile , à propos du travail en équipe et des désaccords: « Dès que l’amour mutuel est blessé, il y a une mise à la porte du Christ, pas seulement hors de l’équipe mais aussi pour les autres, puisque le Christ n’est plus là » (p.54). Elle a connu les déceptions, le découragement, la fatigue, la souffrance (elle est obligée de démissionner de son travail d’assistance sociale) et pourtant tous les témoins parlent de la joie, de l’humour de Madeleine.

Alcide ou le parfait petit crâne

Ce petit recueil est composé de très courts paragraphes, de toutes petites histoires, de sentences, en fait d’apophtegmes, tels que nous les ont transmis les pères du désert. On y trouve trois parties : Livre du Débutant / Livre du Progressant / Livre du Parfait.
 Lecture préface pages 34, 35 ,36.
Pourquoi Alcide : par antiphrase, Alcide est le premier nom d’Héraclès ; mais point de recherche de la gloire humaine chez lui. D’ailleurs il est surnommé le petit crâne, parce qu’il est disponible pour être rempli : « Le petit crâne, parce qu’il est creux ne sait que recevoir. (Alcide un jour qu’il cherchait une vocation). »

Lire page 52

L’humour vient du contraste et donc de la surprise entre la sentence énoncée, et la situation concrète qui l’a inspirée, mise entre parenthèses, qui est toujours une situation d’une extrême banalité dans laquelle chacun peut se retrouver.
 Ex : « N’oublie pas que la prière est faite pour rendre bon, et non pour empêcher de l’être.
(Alcide un jour où on venait le chercher à l’église) ».
Ces deux simples phrases arrivent à créer une petite scénette dans laquelle chacun se reconnaît. Et ainsi Madeleine nous rappelle à l’essentiel, la prière ne doit pas se faire au détriment des frères, elle n’est pas le but en soi.

« Dieu t’attend sûrement dans tes frères : es-tu sûr de le trouver là où tu vas en le quittant ?
(Un jour où Alcide avait envie de prendre l’air)

« La maladie qui te fait malade ne fait pas tes frères infirmiers »

« Briller n’est pas éclairer. / (Alcide un jour d’éloquence). »

« Pour trouver Dieu, il faut savoir qu’il est partout ; mais savoir aussi qu’il n’y est pas seul. / (Alcide utilisait volontiers cette phrase quand un tas de choses l’intéressait ou quand un tas de gens l’ennuyait). »

L’humour de Madeleine est fait aussi de jeux de mots, de parodies : « Sainteté ! Que de saints sont ratés en ton nom ! » (parodie de la parole de Mme Roland au pied de l’échafaud : « Liberté que de crimes on commet en ton nom ».) Souvent Madeleine écrit des poèmes en reprenant des vers ou des rythmes, comme des clins d’œil, à d’autres auteurs, Paul Eluard par exemple.
Ainsi ce petit recueil nous donne-t-il des conseils pour notre vie spirituelle dans notre quotidien, banal mais tragique, sans jamais se prendre au sérieux (« O mon Dieu, ‘ si je me prends au tragique aidez-moi à ne pas me prendre au sérieux’ ».)

On réalise donc que l’humour est une façon joyeuse d’affronter les difficultés de la vie. Madeleine a écrit Alcide dans une période de grande tension due à la fois à la responsabilité des Equipes et à son activité professionnelle à la mairie. Ces apophtegmes, qui jouent sur le contraste et la surprise sont un moyen en fait pour décentrer le moi blessé ou blessant et ainsi grandir en humilité. De l’humour pour garder sa bonne humeur et regarder vers l’avant et de l’humour pour plus d’humilité. Tous ces mots ont peut-être bien la même racine.


La joie et l’humour de Madeleine éclatent aussi dans ses poèmes, qui ont toujours un ancrage dans la réalité vécue


Des méditations poétiques

Madeleine part donc de la vie quotidienne et de ses propres faiblesses pour en faire une méditation parce que  c’est  là les lieux où Dieu nous rejoints. Ces textes, toujours écrits suite à une circonstance particulière circulaient parmi les proches de Madeleine, qui ne voulait pas les publier ; elle ne voulait pas faire de littérature.

Humour dans l’amour p.25 : C’est quand elle accueille Dieu avec humour, que Dieu lui fait dépasser cet humour pour la mener vers la joie et la liberté.


Spiritualité du vélo p.68  Dans ce poème Madeleine s’adresse à Dieu et compare sa situation de chrétienne missionnaire, instable et en déséquilibre contrairement aux religieux qui ont une règle pour les aider, à un vélo qui a besoin de l’élan et de la vitesse pour rester en équilibre. La comparaison est surprenante et prête à sourire.

Dans ce poème, Madeleine se moque de nos plaintes continuelles pour des broutilles Politesse pour Dieu (p.63, tome 3). Le titre évoque Dieu, qui semble pourtant absent de ces plaintes où chacun peut se reconnaître. C’est que la politesse consisterait à tourner vers Dieu ces désagréments et les transformer en actions de grâce. Ainsi dans cet extrait de ce long poème : Joies de la montagne (p.80).

L’humour chez Madeleine Delbrêl est tout à la fois un trait de caractère, une mise à distance des événements désagréables de la vie, un décentrement du moi, mais aussi un moyen pour accéder à la vraie joie.


La fantaisie

Enfin un autre aspect de sa joie se caractérise par des fantaisies, des écrits pleins de fraîcheur et de trouvailles, comme le conte intitulé le Nagneau. C’est l’histoire d’un chien frisé que son maître appelle Monchien. Leurs relations sont bonnes, jusqu’au jour où des hommes venus d’un autre pays tuent les autres hommes. Dans la panique le maître et Monchien sont séparés. Eloigné de son maître, il est pris pour un agneau. De la séparation naît la souffrance, comme  lorsque l’homme s’est séparé de Dieu. Considéré comme une bête exceptionnelle, le Nagneau est mis dans pré-salé pour finir à l’abattoir après engraissement. Aidé par un ours, il met en place un projet de sauvetage des autres agneaux, les convaincant de ne plus brouter d’herbe pour ne pas grossir, et ce au détriment de sa vie. En effet, lui continuera de manger pour être sacrifié. In extremis, la veille de Pâques, son maître le retrouve et le sauve.

Dans cette fantaisie Madeleine nous enseigne  quelques vérités sur l’homme et sur Dieu, avec légèreté, et nous montre qu’elle sait bien manier l’ironie. Celle-ci en effet, procède du point de vue adopté qui est celui du chien. Lire pages page 111


Il y a vraiment deux types de comique, celui qui détruit, qui isole, qui exclut, celui des bourreaux de Jésus qui l’humilie et tourne en dérision ce qu’Il est ; et l’humour, l’esprit qui fait grandir, qui est une correction fraternelle toute en douceur et en charité. C’est bien évidemment cette charité, par l’intermédiaire aussi de ses écrits les plus littéraires qui transparaît chez Madeleine Delbrêl, et une charité empreinte d’une véritable tendresse.





Muriel Olmeta-Seigner

mardi 2 janvier 2018

Marie Noël (Marie Rouget) 1883-1967

J’ai bien souvent de la peine avec Dieu

(Lecture : Les Chansons et les Heures, à Tierce)


Marie Noël est née et morte à Auxerre, qu’elle n’a pratiquement jamais quitté de sa vie, sauf pour aller à Paris, régler des problèmes de maisons d’éditions ou voir un médecin.  « Dans la maison de mes parents d’où je ne suis jamais sortie, rien ne m’est arrivé, que dans mon âme … » (page 232). Les plus grands voyages, les plus rudes, elle les aura faits dans son être le plus profond ; les plus grands sommets ou les plus grands abîmes, elle les aura domptés par la force de son âme, de sa foi, et de son écriture poétique. Si comme le disait Pascal, « Tout le malheur des  hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre », Marie Noël peut être dite « heureuse ». Mais ces combats, s’ils ont été menés dans la solitude, n’auront pas été menés dans l’isolement. La correspondance qui vient de sortir entre Marie Noël et l’abbé Mugnier, sous le titre « J’ai bien souvent de la peine avec Dieu », nous montre à la fois la beauté de cette âme et sa profondeur poétique, mais aussi le rayon lumineux de ce prêtre qui aura su la guider, la libérer.

Elle est issue d’une famille aisée et cultivée, musicienne, son père était professeur agrégé de philosophie, agnostique, il donnera à sa fille une belle culture intellectuelle. Sa poésie est ambivalente : à la fois chant des saisons, aux cadences simples qui font penser aux rondeaux du Moyen Age, mais aussi poèmes du tourment de l’amour de Dieu, dur avec ceux qui l’aiment.

Deux événements majeurs vont marquer les jeunes années de Marie Noël et lui laisser un profond traumatisme : le départ d’un jeune homme aimé, qui va laisser dans son œuvre un personnage, celui de l’Absent ; et la découverte de son petit frère mort dans son lit, le lendemain du jour de Noël, ce qui la conduira à écrire un poème magnifique de sobriété qui s’intitule Office pour l’enfant mort.  Vers les trente ans, elle traverse une crise morale, intellectuelle, spirituelle, une terrible dépression qui lui fait perdre l’usage partiel de ses jambes et lui fait perdre en partie la vue. Toute sa vie, elle sera sujette à des décompensations psychiques, à de l’angoisse, qu’on appelait à l’époque la « mélancolie ». C’est dire que la poétesse est hantée par la figure du mal, par ce qui chez elle va prendre l’apparence de la dualité de Dieu : un Dieu Noir, intraitable, qui se cache au fond de sa peur et le Christ, miséricorde, pour qui elle est tout Amour.

Cette ambivalence est illustrée par le chant d’Adam et Eve, où Adam obéit à Dieu et donc pour manger tue ; tandis qu’Eve est la mère nourricière, la mère de ce Dieu  tout amour qui se donne dans le pain.

Voilà, en guise d’introduction ; maintenant je vous propose plus particulièrement de découvrir cet auteur en suivant les axes que nous livre l’abbé Mugnier dans sa direction spirituelle, puisque celle-ci est inséparable d’un encouragement littéraire. [16 février 1918 – 20 décembre 1943 – 200 lettres]

1.     L’abbé est celui qui lève la censure morale : « Lisez donc, sans scrupules, tous les livres que vous m’avez nommés. » C’est le premier conseil de l’abbé, après lui avoir dit d’emblée que : «  Ceci est pour vous – pour vous seule. Autant d’âmes, autant de manières de les diriger. »
A l’époque, l’Eglise mettait certaines œuvres à l’Index, pour protéger les âmes, et Marie Noël est prise entre le désir intellectuel et littéraire, donné par son père,  de lire ces œuvres de grands auteurs (Hugo, Musset, Vigny …) et la peur du péché. Le conseil de l’abbé est clair : « suivre vos goûts littéraires qui sont l’indice d’une vocation » ; et un peu plus loin : « Dieu vous mithritadisera »  (page 42). Conseil encore bien clair quelques années après, lorsqu’elle écrira : » Je prévois chez moi une nouvelle crise de cette terreur du ‘livre défendu’ que vous aviez si bien calmée » (168) : page 167 / 170

2.     Il refuse l’opposition foi /raison : Ne pas se laisser intimider par les intellectuels, ce que Marie Noël appelle ‘la tentation de l’esprit » (66), « au fond, c’est en moi qu’est mon danger … j’ai peur de ma pensée et de tout ce qui la provoque » (67). L’abbé la rassure : « Chaque ouvrage, même de génie n’est qu’un balbutiement de plus. Je respecte ce balbutiement, je l’admire même, mais je garde mes idées et mon Credo tout entier ». (page 69 ; page 155). C’est un conseil précieux pour Marie Noël qui explique comment les ouvrages des philosophes ou des scientifiques la bousculent (page 46). Ils font naître en elle des crises d’angoisse « j’ai prié comme un être perdu pour que ma raison fût détruite et ma foi sauvée » (page 145) « au fond, c’est en moi qu’est mon danger … j’ai peur de ma pensée et de tout ce qui la provoque » (67) .
 Il lui répond comme toujours dans des lettres beaucoup plus brèves que les siennes mais ses réponses témoignent d’une véritable écoute. Le ton est assuré, réconfortant, personnel ; l’impératif est bienveillant et rassurant (« Donc, fortifiez-vous et de continuez de plusieurs manières. Ne revenez pas en arrière. Ne faites pas de dosage »page 49). Malgré tout le doute reviendra plus tard, en des termes moins angoissés cependant (pages 287 – 288).

3.     L’abbé est un cœur qui écoute : « J’aurais bien besoin de vos conseils pour me refaire une âme » (p.71) , « Je vous dis tout ce qui me passe par le cœur – selon ma coutume, pour que vous m’aidiez à le purifier, à l’éclairer » (p.209) . Parfois, Marie Noël expose des problèmes de conscience, une conscience qu’elle scrute et analyse méticuleusement, dans un souci  de perfectionnement spirituel : LIRE p.116 .La réponse de l’abbé à ces scrupuleuses confessions écrites est un hymne à la vie (page 136). On a bien souvent l’impression de voir d’un côté une vision janséniste de la vie chrétienne, où la vie est un péché, et de l’autre une vision prise chez saint François de Sales, page 63 : « allez sans peur et faites votre miel des fleurs les moins orthodoxes ». « Je veux que vous considériez la Religion comme une source de vie. Dieu n’est pas le dieu des morts mais des vivants » (49)
Le mot « subconscient » qu’emploie ici l’abbé montre bien que les conseils spirituels se fondent dans des conseils proprement psychologiques qui vont aider Marie Noël à plusieurs reprises à reprendre pied dans la réalité et dans la vie : « vous avez été pour moi un constat sauvetage. » (page 263). L’abbé agit ainsi comme un thérapeute avisé.

4.     Enfin, la direction spirituelle de l’abbé Mugnier se déploie de manière magnifique dans la dimension littéraire de sa protégée, sous trois aspects : encouragements, conseils, poésie comme vocation religieuse.

ü    Encouragements : « Vous êtes notre seul, notre vrai poète chrétien » (p.197) ; à propos du Rosaire des Joies : « Il y a en vous de l’ogive, du vitrail, de la colonnette, et un encens qu’on ne fabrique plus » (p.211). Mais surtout l’abbé va l’inciter à transformer la souffrance de son âme tourmentée en poésie : «  car vous souffrirez toujours et je crois que c’est l’une des cordes les plus frémissantes, les plus inspirées de votre lyre. » (p.196). Il l’invite à un retournement de perspectives.

(Lecture  Chant de la Vierge Marie – Le Rosaire des Joies)


ü     Conseils : sur le poème Adam et Eve, elle doute, craint que la base de son poème soit « une hérésie, un blasphème » et donc que ce soit mal (102), puis quelques années après l’abbé lui donne ce conseil p.179 : « vous serez une chrétienne perpétuellement blessée, révoltée parfois, pressée entre des devoirs qui se contredisent ; jamais hélas ! tout à fait tranquille. Il faut se résigner à cet état d’angoisse, mais y ajouter le sourire. Ne bataillez pas trop intérieurement et laissez du jeu à votre liberté qui en a besoin…’, et son poème aboutit (p.180), 182.
Parfois, le conseil donné est de ne pas encore publier à cause de la hardiesse et Marie Noël obéira  (page 143 /147); c’est le cas pour le poème « Ténèbres », publié en 2017 Enfin, c’est lui qui lui conseillera d’écrire des souvenirs, ce qu’elle acceptera finalement de faire et qui donneront ses magnifiques « Notes intimes. »

ü     Fonction de la poésie : à de nombreuses reprises l’abbé va exhorter Marie Noël à ne pas se disperser dans des œuvres paroissiales telles que le patronage. Pour lui, la poésie est son apostolat « vous servez Dieu, vous faites sa volonté très sainte en développant ses dons. Mettez cela dans votre mentalité de chrétienne… » (p. 107, 1923) puis en 1940, pour encourager les soldats dont elle a atteint l’âme : « continuer votre vie de poète et de la considérer comme l’apostolat le plus rare et le plus précieux », parce que pour lui Dieu est un poète. Il a bien compris qu’elle touchait les gens du « parvis ». Jamais en revanche il ne la détournera des soins qu’elle doit à sa famille et aux démunis, et même aux animaux qui viennent chercher refuge auprès d’elle « le sentiment d’amour qui me lie aux humbles gens avec qui et pour qui je vis à la paroisse » (51).

Cette direction spirituelle apparaît véritablement comme d’abord une libération, puis une incitation à la sainteté par la voie de la poésie.  C’est sa « petite voie » à elle. Face à cette âme éprise d’absolu, tourmentée par l’idée du mal, l’abbé saura apporter une réponse efficace, réconfortante, toute en pudeur avec des mots incisifs et bienveillants.
Et bien sûr, au fil de cet échange épistolaire, une amitié profonde se déploie, une amitié d’âme à âme.

Pour terminer un extrait de Vision (Les Chansons et les Heures), où elle évoque sa mort, depuis l’autre rivage C’est simple, tout en retenue, poignant mais sans pathos, magnifique!


Muriel Olmeta


Journal  d’un curé de campagne, de Georges Bernanos


« La  parole de Dieu, c’est un fer rouge ».  Choisir Bernanos pour parler d’un cœur ardent me semblait aller de soi tant son œuvre est radicale et tant le figure de son curé de campagne est décapante.

REPERES

+ 20 février 1888: naissance à Paris de Georges Bernanos, d'ascendance espagnole et lorraine par son père—éduqué par les jésuites —, adhère à l'Action française, dont il se détachera en 1932. Prison avec Les Camelots du Roy (monarchie Portugal)
+ Son premier roman Sous le soleil de Satan paraît en 1926. Dans Les grands cimetières sous la lune (1938), il s'élève contre la collusion de l'Eglise avec Franco. Il condamne les accords de Munich, pendant la guerre depuis le Brésil où il vivait, il envoie des écrits aux journaux de la Résistance. Appelé par de Gaulle après la guerre         .
+ Bernanos meurt à Neuilly en 1948. Un an après paraît sa dernière œuvre Dialogue des carmélites
+ On peut noter que Bernanos a vécu à Hyères de 1931 à 1934.
+ Liberté – Fidélité sont le fil conducteur de sa vie.



1.           Ce roman se présente comme un journal intime qui en fait n’en est pas un : on n’y trouve pas de dates, peu de lieux, mais il permet de rentrer dans les pensées et émotions du jeune curé qui le tient. Son but est de mener « une conversation entre le bon Dieu et moi, une manière de prolonger la prière ». En fait, et c’est presque un paradoxe, pour un journal, ce roman est une polyphonie magnifique sur la grâce, le christianisme, le mal, la pauvreté. Il est en effet une succession de dialogues puissants, souvent de confessions, tant ce petit curé a un don pour l’amitié. Ces dialogues, dans des tête à tête serrés permettent d’apercevoir les âmes.

A ce curé dont nous ne connaîtrons jamais le nom, seulement l’âge à la fin (vers les trente ans), se trouve confié une paroisse en pleine campagne, dans le Nord, à Ambricourt, rude et austère, « dévorée par l’ennui » comparé à « une pluie de cendres » où il est épié, jugé, jaugé. Là se jouent aussi des drames familiaux terribles, des sous-entendus et jalousie destructeurs dans lesquels ses paroles simples et inspirés mettent le feu en guérissant spirituellement certaines plaies, comme une cautérisation.

2.           Ce curé à la fois humble et passionné, maladroit et juste, est au centre de cette polyphonie où s’élancent des voix diverses de prêtres, ou non :

Ø      la sublime figure du curé de Torcy, chrétien passionné brûlé d’amour, révolté  contre une certaine forme d’Eglise : page 53. On sent vibrer dans ses paroles une saine colère d’amour.

Page 89 et page 100 on sent le cœur ardent de ce vieux prêtre, qui ne lâche jamais rien de la radicalité de la Parole.
 Ce personnage est le double accompli, plus expérimenté, du jeune curé, le prêtre qu’il ne sera jamais.


Ø      le doyen de Blangermont, prêt à toutes les compromissions parce que « tout ce qui existe doit être utilisé pour le bien » ;

Ø     le docteur athée Delbende, (qui en fait ne s’est jamais remis d’avoir perdu la foi et dont la vie est devenue une colère contre Dieu). Pour lui les courbettes faites aux riches par l’Eglise sont une trahison  du Christ ; page 120.

Ø      Cette succession de dialogues trouve son apogée au trois quart du roman dans la confrontation magistrale entre le curé et la comtesse. Parce qu’effectivement se pose en filigrane aussi dans tout le roman cette question : qui est le pauvre ? La comtesse est une femme fière, que l’éducation a porté à confondre pudeur et dissimulation, et qui au plus profond d’elle-même est déchirée. Trahie maintes fois par un mari volage qui la trompe encore avec la jeune institutrice de ses enfants que le prêtre voit à la messe en semaine « le visage plongé dans ses mains » ; haïe par sa fille –Mlle Chantal – qui lui reproche de se taire et d’accepter, et qui est jalouse de son père aussi ; mais surtout elle est révoltée contre Dieu qui lui a volé son enfant, son fils de dix-huit mois. Devant ce prêtre fragile, livide, pauvre elle se réfugie d’abord derrière les apparences et joue à la femme comblée : « ce foyer monsieur l’abbé est un foyer chrétien ». S’ensuit ce dialogue intransigeant page 200.

Mais le curé porte sur elle un tel regard de vérité et d’amour qu’il la touche au plus juste de sa souffrance. Il est véritablement inspiré : « C’est alors –non, cela ne peut s’exprimer – tandis que je luttais de toutes mes forces contre le doute, la peur que l’esprit de prière rentra en moi ». Alors la comtesse hurle sa souffrance, et le prêtre guidé par l’Esprit, la conduit vers Dieu et sa miséricorde. page 203.

Et quelques pages plus loin, à la tension dramatique, psychologique et spirituelle aussi intense, la comtesse arrache de son corset un médaillon contenant une mèche de cheveux de son fils. Le prêtre note qu’ « il semblait qu’une main mystérieuse venait d’ouvrir une brèche dans on ne sait quelle muraille invisible, et la paix rentrait de toutes parts » (212). Finalement la comtesse baisse les armes et se rend au prêtre, qui lui demande de tout donner, « orgueil compris ». Voilà la fin de cette confrontation cœur à cœur, p.212.
Le lecteur sort sonné, embrasé, de ce dialogue intense et plein de braise.

Mais dans cet échange magistral, la comtesse trouve après coup les mots justes pour qualifier le prêtre : « J'espère ne pas vous froisser en vous traitant d'enfant ? Vous l'êtes. Que le Bon Dieu vous garde tel, à jamais. » Et on pense bien sûr à ce passage de l’Evangile : «  Amen, je vous le dis : si vous ne changez pas pour devenir comme les enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des Cieux. Mais celui qui se fera petit comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le royaume des Cieux ». (St Matthieu, chapitre 18)



3.     Ce journal se lit aussi comme une mort programmée. Dès le début malade, le jeune curé finit par cracher du sang et par mourir d’un cancer de l’estomac. Ce qui donne la figure ascétique d’un prêtre ne se nourrissant que de pain et de vin ; dès lors cette descente vers la mort se lit aussi comme un combat spirituel pour la sainteté : tomber et se relever parce que « tout est grâce », même la mort, tels sont les mots de Ste Thérèse qu’il prononce en mourant. Quel contraste dès lors entre l’apparente platitude d’une vie sobre et douloureuse et le feu spirituel qui l’anime : faire de son Jésus le feu brûlant de son cœur. En effet, « l’enfer, c’est de ne plus aimer ». Ce journal d’un curé de campagne raconte aussi son chemin de croix.

Bien-sûr, le mal rôde, en la personne notamment de Mlle Chantal, mal en elle et diffusé autour d’elle. Le mal qui vient des mots, de la médisance pour nuire et détruire. Pourtant Dieu, par l’intercession du curé, a réussi à vaincre la révolte blasphématoire de la comtesse.  Le Mal « ne sera toujours qu’une ébauche, l’ébauche d’une création hideuse, avortée, à l’extrême limite de l’être ». Ainsi, la voie est-elle de se guérir, dans le cœur de Jésus Christ, qui est la seule paix.
Telles sont les dernières paroles du journal : « Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus- Christ » page 345.


Ce roman est sublime, c’est du feu ; il est fait de contrastes, en effet il allie la passion et la rigueur, le feu (dans la tension et le surnaturel des dialogues) et la sobriété dans les procédés d’écriture.    Et on ne peut s’empêcher d’entendre résonner, à sa lecture, les Béatitudes.