Sylvie Germain - TOBIE DES MARAIS
Sylvie Germain est née en 1954 à Châteauroux.
Elle fait des études de philosophie jusqu’au doctorat sous la direction
d’Emmanuel Lévinas. Elle écrit des romans et des essais. Son œuvre est une
traversée de lieux et d’espaces en quête de sens, dans la nuit, le doute, le
mal. En 1996 elle publie Les Echos du Silence, où elle « part à l’aventure dans le silence de
Dieu » pour chercher une autre réponse que celle qu’il donne à Job. Les
réponses qu’elle propose dans ses romans sont de petites épiphanies dans un
univers imaginaire luxuriant de forêts, de rivières, de villes, Prague
notamment, de mémoires, grandioses et
dérisoires.
TOBIE DES MARAIS, 1998
Roman flamboyant dans lequel Sylvie Germain livre un récit
d’initiation où Tobie passe de l’enfance à l’âge d’homme, aidé par Raphaël, et ancré
dans un passé de douleurs, de tourments qu’il faut apprendre à accepter pour
s’en libérer.
1. Reprise des éléments de la
trame du Livre de Tobie
Ø (Résumé du livre de Tobie Cf Bible )
Ø Tous les chapitre s’ouvrent sur une
citation du livre biblique, et donne ainsi le sens métaphorique du chapitre,
complété par le titre, ex chapitre 1 : la citation présente les
personnages (Anne, Tobie ; Tobith devient Théodore, c'est-à-dire don de
Dieu ou Dieu a donné) et le titre « le fugitif » évoque Tobie qui
roule seul à bicyclette, il a 5 ans, dans la direction que lui a donnée son
père en lui disant « va au Diable ».
Ø Les personnages ont le même nom :
ü Anna, Tobie que l’on suit de sa cinquième
année à l’âge d’homme. De lui va venir la délivrance pour sa famille et celle
de Sarra. Délivrance spirituelle et psychologique.
ü Sarra possédée non plus par sept démons
mais 7 fantômes, puisqu’à partir de l’âge de treize ans, tous ses amoureux sont
morts accidentellement.
ü Le père de Sarra, Ragouël, que l’auteur a
fait peintre, et qui tente par ses pinceaux de percer l’invisible, et
d’exorciser sa fille p.202 – 209.
ü Raphaël, « Dieu guérit », qui
comme dans le livre biblique est le compagnon de voyage de Tobie qui part
récupérer une dette au bout d’un périple. Il est celui qui apaise, conseille,
fait changer le cours de la vie de son ami en appelant toujours à sa volonté
libre. Il apparaît au début du roman, en sauvant la vie à l’enfant (15 ;
18,19) et disparaît à la fin du roman quand la paix est revenue dans les cœurs
(262, 263). Il a les traits androgynes et inspire tout de suite confiance et
sécurité.
ü Et enfin le chien ; on lit dans le
Livre de Tobie : « Le garçon partit, et l’ange avec lui ; le
chien partit aussi avec lui et il les accompagnait » (6,1). Sylvie Germain
en fait un personnage à part entière, discret, fidèle et elle en fait
l’instrument de Raphaël qui pousse Tobie à écouter les manifestations
langagières de son chien. Il est autre figure de l’ange.
L’auteur a inventé aussi d’autres personnages : un oncle et
une tante, Valentine et Arthur, qui viennent renforcer, dans le sens des tons
en peinture, les thèmes du roman dont nous parlerons plus loin ; et aussi le
personnage à la dimension quasi mythologique de Déborah.
Ø Le récit :
Sylvie Germain respecte la
trame de sa source où Tobith ne trouvait pas le repos s’il ne pouvait enterrer
les morts de son peuple ; Théodore souffre parce qu’il ne peut pas rendre
une sépulture digne à sa femme ; après une attaque cérébrale, il sombre,
« il devint un homme de douleur, un amant frappé de mortelle solitude, un
croyant mis au ban de la vie, de l’amour, déchu de la lumière » (43). Des
années plus tard il envoie son fils récupérer une dette ; Tobie trouve par hasard un compagnon de voyage,
l’ange Raphaël, qui mène ses pas chez
Ragouël et Edna, où Tobie tombera amoureux de Sarra, leur fille, prostrée dans
le désespoir de sa malédiction que Tobie guérira grâce au cœur et à la langue
du poisson péché, que Raphaël lui avait dit de préserver.
Sylvie Germain part donc bien du texte biblique mais pour se le
réapproprier de la manière dont les plus grands peintres se sont réappropriés
les passages du texte sacré. Se les réapproprier et d’une certaine manière
porter un éclairage personnel sur leur actualité. [Par l’intermédiaire de son
personnage de peintre Ragouël, elle donne d’ailleurs une magnifique
interprétation de l’Arrestation de Jésus
du Caravage. ]
2. Les thèmes bibliques
Ainsi à la manière de grands peintres, Sylvie Germain reprend,
donne à voir, questionne et actualise les thèmes bibliques présents dans le
Livre de Tobie. Avec une luxuriance d’images, un foisonnement verbal et un
grand respect.
Ø Ensevelir les morts
Tobith, dans le livre biblique est condamné à mort pour refuser de
laisser les Israélites morts sans sépulture. Ce thème est la trame du roman de
Sylvie Germain. Il s’ouvre sur la mort d’Anna, décapitée dans un
accident ; lors d’une sortie à cheval, elle ne voit pas un fil qui lui tranche
la tête. La tête reste introuvable et Théodore ne peut pas enterrer le corps
complet de sa femme. Lecture page 42
Dans un retour en arrière, on nous raconte que la mère de Déborah, la
grand-mère de Théodore, et son frère, meurent pendant une traversée vers
l’Amérique, et sont jetés par-dessus bord. « « N’avaient-ils donc
abandonné la terre de leurs ancêtres que pour subir toutes ces épreuves et
ce désastre, que pour pâtir d’une mort aussi cruelle qu’impure, sans rituel ni sépulture ? »
(p.54).
Quand meurt son jeune mari à la fin de la première guerre mondiale,
déchiqueté par un obus, Déborah astique la médaille de la Vierge qu’il lui
avait confiée et l’enterre dans le jardin, dans un pot de terre cuite, car
Déborah se « souvint des mots de la Torah qui considère comme une
malédiction que le cadavre d’un être humain soit laissé ‘en pâture à tous les
oiseaux du ciel et toutes les bêtes de la terre, sans que personne leur fasse
peur’ ».(p.71)
Ensuite va mourir sa fille Wioletka, partie combattre en
Pologne ; à cette mort lointaine, ce corps disparu, Déborah va offrir là
encore une sépulture de substitution : elle va mettre en terre, dans le
même pot, une dent de lait. Et enfin lorsque se sera le tour de son autre fille
Rosa de se laisser disparaître devant ce trop de douleur, Déborah va enfouir
« la mèche de cheveux à côté de la médaille et de la dent de lait. Son
époux, ses deux filles, tous trois dissous dans la boue, dans la nuit ; il
ne restait plus d’eux que des fragments dérisoires disposés dans un simulacre
de caveau familial ».
Et on se souvient en lisant ces lignes que pour nous chrétiens, enterrer les morts est bien
une œuvre de miséricorde corporelle.
Ø L’exil
Le Livre de Tobie raconte l’histoire de deux familles juives
déportées. C’est une histoire de flux migratoire forcé par la misère dont nous
parle Sylvie Germain. Déborah, et sa mère, le cœur déchiré de quitter ses morts
(« qui viendrait réciter le kaddish et psalmodier des chants face aux
pierres tombales ?» (p.48), et son
frère quittent la Pologne pour les Etats-Unis. Lecture pages 50, 51, 52.
Déborah sera refoulée, à
cause de ses yeux abîmés par les larmes.
Devant ce drame, on se dit que le temps biblique qui nous parle si
souvent de combats et de déportations est
le temps absolu, on est avec la Bible dans l’absolu du temps. Et on pense aux
migrants d’aujourd’hui.
Ø La cécité
Dans le livre de Tobie, Tobith devient aveugle à cause d’une fiente
d’oiseau, c’est Tobie à son retour qui le guérira par le fiel du poisson
suivant les conseils de l’ange.
Dans le roman de Sylvie Germain, la cécité prend un autre aspect,
c’est l’incapacité à atteindre l’invisible. Deux personnages vont dépasser
cette incapacité. Déborah par une vision sur l’océan : lire page 61 –
Cette chevrette, ce chevreau, il deviendra l’agneau de Dieu et il apaisera
Déborah à la mort de son mari, pendant les messes auxquelles elle assiste bien qu’elle
ne soit pas catholique ( lire p72).
Le deuxième personnage est le peintre Ragouël, qui cherche à
peindre le cri qui délivrerait sa fille et qui peint un sourire, prémices à sa
délivrance. Mais en filigrane, c’est aussi le passage des ténèbres vers la
lumière que nous offre ce roman de libération intérieure dans l’acceptation, (lignes
finales p.265). Passage qui prend une dimension spirituelle avec l’enseignement
de Raphaël p.226 : « Il faut affiner sa vision jusqu’à parvenir à
voir en l’absence de preuves et d’évidences, à voir dans les creux du visible,
à lire et sentir l’invisible. Tu n’aimes pas encore si ta vue ne transgresse
pas les limites du visible, si ton ouïe ne perçoit pas les chuchotements et
soupirs du silence, si tes mains ne savent pas effleurer l’autre à travers la
distance, l’étreindre dans l’absence »
Ø Déborah
Enfin, tous ces thèmes se trouvent magnifiés dans le personnage de
Déborah, nom d’une prophétesse qu’on trouve au chapitre 4 et 5 du livre des
Juges.
C’est une femme fidèle à Dieu : page 92 « Mais cela près
de 70 ans qu’il en était ainsi pour la
pieuse Déborah qui devait inventer chaque vendredi soir un shtetl
imaginaire, une synagogue invisible, et invitait sans se lasser les anges à sa
table. Ensuite venaient les bénédictions du pain et du vin, et après le dîner
la prière d’actions de grâce ».
C’est une femme mémoire : « Théodore et Tobie se
sentaient éclairés par la lumière émanant de leur aïeule. En amont de leurs
vies se tenait cette femme, se tenait tout un peuple, et sans fin chantait un
livre, le seul que Déborah eût jamais lu ». (p.115). Et lorsqu’elle meurt,
à presque cent ans, les trois vies de ses filles et de son mari, « par
elle, trouvaient enfin une sépulture » (p.119). Cette femme mémoire
devient une femme caveau.
La question qu’elle se pose comme un leitmotiv : « Que
suis-je donc aux yeux de Dieu pour que d’un côté Il m’écrase et de l’autre Il
m’épargne ? » ne l’empêche pas de rayonner. La veille de sa mort,
qu’elle prépare : « pour la première fois Tobie posa un regard
vraiment attentif sur la vieille femme, et il la trouva belle, avec ses rides
pailletées de lumière, son regard étrangement limpide entre ses paupières
fripées, cernées d’ombre ocre. Elle avait un regard d’eau claire en train de
sourdre de la roche, et il pensa : « c’est dans cette eau-là qu’il
faudrait jeter ses péchés ». (p.113)
Femme de l’exil, du passage, de la mémoire, du lien entre le visible
et l’invisible, elle est aussi le chemin esquissé entre le Nouveau et l’Ancien.
En regardant l’agneau gravé sur l’autel, elle se trouve allégée du poids des
larmes, et fait monter vers Dieu cette prière : « Peut-on
monter au Ciel et demander à Dieu / Si les choses ont le droit d’être comme
ça ? » Cette prière, parce qu’elle la chantonne, laisse
peut-être penser qu’elle a pu trouver dans le Christ un début de réponse (p.
80)
Je m’arrête là, mais on pourrait continuer avec le thème de l’eau,
par exemple, de la terre….
Il y a de la poésie dans
l’écriture de Sylvie Germain, de l’épopée, des questions essentielles et un
grand art de conteuse.
La formation chrétienne nous permet de « fleurir là où Dieu nous
a semés » pour reprendre St François de Sales - avec nos talents. Les
romans de Sylvie Germain nous transportent et enrichissent la foi au même titre
que les plus grandes peintures religieuses ou les plus grands morceaux de
musique.
Muriel Olmeta-Seigner