dimanche 21 décembre 2014

"Vous gardez le silence. En cet instant même, gardez-vous le silence?"

SILENCE, roman de Shûsaku Endô


Le roman raconte l’envoi en mission de deux prêtres portugais, Garrp et Rodrigues, au Japon, à la recherche du père Ferreira, qui fut leur maître, dont la rumeur dit qu’il a abjuré la foi chrétienne. Le Japon en ce début de XVIIème siècle a décrété une guerre sans merci contre les missionnaires et la foi chrétienne.
L’arrivée au Japon et les premiers mois sur ce nouveau sol sont racontés dans des lettres envoyées par Rodrigues au séminaire de Lisbonne. Ils sont cachés par des paysans chrétiens et nous découvrons l'existence rude de ces paysans qui risquent leur vie en cachant ces deux pères.
Découverts par délation, ils fuient chacun de leur côté à la découverte de ce pays, à la rencontre des chrétiens assoiffés de sacrements.
Le roman devient récit à la troisième personne ; le lecteur partage donc moins l’intériorité de Rodrigues. Trahi par le personnage ambigu de Kichijiro, Judas repentant qui hante le roman comme le remords fantomatique de Rodrigues, il va subir une pression impitoyable du gouverneur pour apostasier la foi chrétienne dans la cérémonie de l’éfumi qui consiste à piétiner la visage – banalisé – du Christ. Il endure une véritable torture psychologique et spirituelle ; lui qui était venu donner sa vie pour les Japonais, voit les chrétiens japonais donner sa vie pour le Christ dans des tortures inimaginables.
Dès lors se posent à sa conscience de terribles dilemmes ; doit-il abjurer sa foi pour sauver ces gens que leur apostat ne suffit pas à épargner ? En effet, le gouverneur veut éradiquer la foi chrétienne en arrachant ses « racines », pensant qu’elle mourra devant l’exemple de ces prêtres apostats. Dilemme aussi devant ce poison qu’on lui distille : le christianisme est-il vraiment une religion universelle ? Peut-il ne pas « prendre » dans le terreau japonais ? Donc son apostolat a-t-il vraiment un sens ? Et surtout cette interrogation vertigineuse et récurrente qui va donner son titre au roman: « Derrière le silence oppressant de la mer, le silence de Dieu … le sentiment qu’alors que les hommes crient d’angoisse, Dieu, les bras croisés, se tait ». Et ce début de réponse à la fin du roman: Jésus est mort sur la croix non pas pour ôter la souffrance du monde, mais pour la vivre dans toute son humanité et la partager avec l'homme.

La fin du récit apparaît très pessimiste, semblant mettre en valeur l’échec de ces missions évangélisatrices au Japon ; pourtant, la fin du roman qui est constituée du « Journal d’un fonctionnaire à la prison chrétienne » laisse entrevoir que même après la mort ou la  neutralisation des prêtres, le message chrétien n’a pas pu être éteint, la flamme, certes vacillante, brûle encore. Et nous reste cette évidence: un chrétien isolé est en danger.Mais la graine semée est plus forte que lui.


lundi 14 juillet 2014

"Leurs paroles n'ont plus de pouvoir, elles sont comme la poussière qui sort du van quand on vanne"

Nouvelle histoire de Mouchette, Georges Bernanos


Ce roman sombre se déploie dans un univers où nulle lumière n’apparaît jamais , à l’image d’un climat noir et pluvieux obscurci encore par les taillis, par une nuit qui semble omniprésente. Ronces symboliques qui étouffent le cœur de l’homme. C’est le monde rude des paysans, comme si le travail et la pauvreté avaient durci leurs membres, asséché leur cœur et atrophié leur intelligence. Le seul feu : l’alcool qui les détruit encore plus dans une illusion de chaleur.

C’est là que vit Mouchette, fragile comme une petite mouche, et comme elle entourée d’immondices et de détresse. Mouchette et ses quatorze ans que la mort va happer au final d’une vie de misère. Elle fait partie de ces misérable, plus désespérés que ceux d’Hugo parce qu’aucun salut ne s’ouvre, même pas celui de la vieille Philomène qu’on croit pouvoir un temps offrir un espoir à Mouchette. Mais la mort l’habite trop pour qu’elle puisse aimer vraiment.
Le mal est partout : dans la nature sans pitié, dans le travail des hommes, dans leur cœur. Un mal dont les personnages ne parviennent pas à s’extraire parce qu’ils ne parviennent pas à poser sur lui un regard réflexif. Il se retourne alors contre eux dans une fatalité tragique, à l’image de ce qu’il advient dans le cœur de Mouchette. Le mal qui lui vient de l’extérieur, qui l’atteint dans un paroxysme de violence avec le viol, s’alimente lui-même dans la honte, le dégoût, comme si la souillure était non plus un acte extérieur subi, mais était devenue elle-même, empêchait toute révolte orgueilleuse. Dès lors le suicide final, dans une eau trop vaseuse pour être purificatrice, apparaît comme la seule issue tragique puisque même la parole qui lie les hommes est amputée.

Si le viol est l’image grotesque et avili de l’amour, tous les liens d’amour sont défigurés : l’amour conjugal, filial, mais aussi la bienveillance entre un maître et son élève ; l’amitié, elle, est inexistante. Sur ce néant de l’humanité, cette solitude sans nom où l’homme meurt de dégoût de soi et d’indifférence, plane immense et terrible, une monumentale absence, dont le vide même résonne comme un appel assourdissant. 

samedi 5 juillet 2014

Le cannibalisme littéraire dans Les Chemins de la Liberté











" Tout est grâce "

Journal d’un curé de campagne, de Georges Bernanos

« La parole de Dieu, c’est un fer rouge »


Ce journal qui n’en est pas un : pas de dates, peu de lieux, est une polyphonie magnifique sur la grâce, le christianisme, le mal.

Ce curé dont nous ne connaîtrons jamais le nom, seulement l’âge à la fin, se trouve confié une paroisse en pleine campagne, rude et austère, où il est épié, jugé, jaugé. Là se jouent aussi des drames familiaux terribles, des sous-entendus et jalousie destructeurs dans lesquels ses paroles simples et inspirés mettent le feu en guérissant spirituellement certaines plaies.

Ce curé à la fois humble et passionné, maladroit et juste, est au centre de cette polyphonie où s’élancent des voix diverses de prêtres ou non  : le doyen de Blangermont, prêt à toutes les compromissions parce que « tout ce qui existe doit être utilisé pour le bien » ; le docteur athée Delbende, pour qui les courbettes faites aux riches par l’Eglise sont une trahison  du Christ ; et la sublime figure du curé de Torcy, chrétien passionné brûlé d’amour, révolté  contre une certaine forme d’Eglise : « L’Eglise dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avez fait contre elle, vous l’avez fait contre la joie (…) Mais que vous servirez de fabriquer la vie même, si vous avez perdu le sens de la vie ? (…) Ca ira encore tant que votre industrie et vos capitaux vous permettront de faire du monde une foire, avec des mécaniques qui tournent à des vitesses vertigineuses, dans le fracas des cuivres et l’explosion des feux d’artifice. Mais attendez, attendez le premier quart d’heure de silence. Alors, ils l’entendront, la parole, - non pas celle qu’ils ont refusée, qui disait tranquillement : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » - mais celle qui monte de l’abîme : « Je suis la porte à jamais close, la route sans issue, le mensonge et la perdition ».On sent vibrer dans ses paroles « L’Evangile de la Joie ». Ce personnage est le double accompli du jeune curé, le prêtre qu’il ne sera jamais.

Ce journal se lit aussi comme une mort programmée. Dès le début malade, le jeune curé finit par cracher du sang et par mourir. Ce qui donne la figure ascétique d’un prêtre ne se nourrissant que de pain et de vin ; dès lors cette descente vers la mort se retourne en fait en un combat spirituel pour la sainteté : tomber et se relever parce que « tout est grâce », même la mort. Quel contraste dès lors entre l’apparente platitude d’une vie sobre et douloureuse et le feu spirituel qui l’anime : faire de son Jésus le feu brûlant de son cœur. En effet, « l’enfer, c’est de ne plus aimer ».

Bien-sûr, le mal rôde, en la personne notamment de Mlle Chantal, mal en elle et diffusé autour d’elle. Le mal qui vient des mots, de la médisance pour nuire et détruire. Pourtant Dieu, par l’intercession du curé, a réussi à vaincre la révolte blasphématoire de sa mère.  Le Mal « ne sera toujours qu’une ébauche, l’ébauche d’une création hideuse, avortée, à l’extrême limite de l’être ». Ainsi, la voie est-elle de se guérir, dans le cœur de Jésus Christ, qui est la seule paix.

Roman sublime fait de contrastes, passion et rigueur, feu et sobriété.    



vendredi 2 mai 2014

Les Mandarins ou le triomphe romanesque de l’écriture mélancolique


           Avec Les Mandarins, Simone de Beauvoir écrit en 1954 son roman le plus ambitieux. Cette fresque des années d’après-guerre marque la prise de conscience définitive de son auteur pour l’histoire et pour sa propre historicité, la conscience de sa responsabilité d’intellectuelle : on ne peut faire autrement que de s’impliquer dans l’épaisseur du monde et l’aveuglement antérieur est condamnable.

            Cependant ce roman touche aussi quelque chose de beaucoup plus profond chez Beauvoir qui relève à la fois de la motivation même de l’écriture et du rôle social enfoui de la littérature qui peut se résumer dans le concept de mélancolie. C’est ce que nous espérons démontrer dans les pages suivantes en nous attachant au contexte historique des Mandarins, au rôle emblématique de certains personnages et à la structure même de ce roman qui valut à son auteur le prix Goncourt 1954.


La mélancolie sociale

            La mélancolie apparaît  avant tout comme une dépression liée à la situation sociale. En effet, le deuil des morts dus à la guerre ne peut se faire que dans un monde aux valeurs de plus en plus brouillées, après le manichéisme de la Résistance, que les personnages vont devoir apprendre. Eux qui croyaient retrouver leur vie d’avant-guerre vont devoir endurer de nombreuses désillusions avant de comprendre le présent.

            Paule veut espérer que l’amour reviendra dans le cœur d’Henri. Vincent, en participant à des expéditions punitives contre les anciens collaborateurs, perpétue le passé et échappe aux réalités. Julien se réfugie dans un cynisme désespéré, Nadine dans son passé, Lambert se  rapproche des anciens collaborateurs après avoir été un résistant. Apprendre le présent  signifie donc revenir sur toutes ses valeurs. Ainsi Henri au Portugal pense retrouver la passé mais il se rend vite compte de son erreur : « C’est au-dedans de lui que quelque chose manquait. Ils ne savaient plus bien ce que voulaient dire les vieux mots : bonheur, plaisir » (p153, I). Quant à l’ambition née pendant la guerre de perpétuer une presse libre : « encore un joli bobard » (p.229, I). Les personnages qui avaient combattu avec les communistes découvrent la répression en Union Soviétique. Même la certitude de Robert Dubreuilh concernant ses devoirs et son rôle d’intellectuel vacille.

            L’enjeu que pose le roman est très bien exprimé dès ses premières pages par Anne :
« Mais avec ce passé derrière nous, comment se fier encore à l’avenir ? Diégo est mort, il y a eu trop de morts, le scandale est revenu sur terre, le mot de bonheur n’a plus de sens : autour de moi c’est de nouveau le chaos. Peut-être que le monde s’en sortira mais quand ? » (p.75, I)
Le dilemme est de savoir comment se tourner vers le futur et la vie sans trahir le passé ni la mémoire.

La confusion des valeurs : Henri


            Le cheminement d’Henri tout au long du roman, personnage à mi-chemin entre le fanatisme littéraire, le pragmatisme politique de Robert et le goût de l’absolu un peu morbide d’Anne, va nous permettre de mesurer la confusion des valeurs dans ce nouveau monde dont il doit apprendre l’opacité. Les voyages, son métier de journaliste, sa vocation d’écrivain, son ambition politique le déçoivent  et n’ont plus pour lui de saveur. Lorsqu’il rencontrera Josette, dont il tombera amoureux en dépit de son passé de son collaboratrice, il connaîtra une renaissance, mais finalement cette aventure le conduira à une désillusion supplémentaire après la déception causée par la rupture de son amitié avec Dubreuilh. Il se retrouve seul , touche le fond avec le parjure accompli pour sauver Josette de la justice. Il est finalement conduit à une tabula rasa. Petit à petit vont donc apparaître des remarques mélancoliques, accompagnées de vifs sentiments dépressifs, sur la vanité de tout : « Il n’aimait plus rien » (p .234,I) et sur l’inutilité de l’action : « jamais de halte : rien n’existe que l’avenir et il recule indéfiniment. Et voilà ce qu’on appelle agir »  (p.244, I)

Ces remarques portent aussi sur la vanité de l’écriture et des articles politiques (« A quoi bon ? « ) (p.251,I) ; quand il est avec Josette, il est en proie au remords, son plaisir n’est jamais sans culpabilité. Il s’agit bien d’enterrer le vieux monde ; ce deuil est d’autant plus difficile qu’il avait cru possible le retour au statu quo. Le premier tome des Mandarins finit sur un monologue très pessimiste qui marque bien son désarroi :

«  « Peut-être que le mal est partout «   se dit Henri […] Si le mal est partout il n’y a aucune issue, ni pour l’humanité ni pour soi-même. Est-ce qu’ il faudra en arriver à penser ça ? » (p ,501, I).

            Ces paroles sont un écho de celles d’Anne : « La violence est partout » (p.121,I), que répètera même Robert : « Mais il ne faut pas oublier que l’horreur est partout » (p .68, II). Finalement la mélancolie est l’apprentissage pour Henri de sa place dans ce nouveau monde, rendu douloureux par un sentiment de culpabilité exacerbé ; culpabilité devant les mendiants du Portugal, devant la maladie de Paule, à cause de son désir de ne pas faire de politique et lorsqu’il se promène avec Josette dans les lieux chics.

            C’est que la confusion des valeurs politiques et morales se produit parallèlement dans la vie politique et dans la vie privée. Par exemple c’est au moment où Henri a la révélation des camps de travail concentrationnaires en URSS, pays de l’espoir, qu’il commence à frayer avec d’anciens collaborateurs, dans le monde de la mode, pour pouvoir faire jouer sa pièce dont le thème est justement la propension à l’oubli et aux compromissions. Le bien et le mal sont inséparables. Mettre en perspective l’interférence des valeurs dans la vie privée et dans la vie politique accentue l’impression de vanité de tout.


Un personnage emblématique : Diégo


            Tout au long des Mandarins les morts de la guerre vont être symbolisés par un personnage emblématique : Diégo. C’est autour de cette figure d’adolescent que va se cristalliser la mélancolie.

            Dès son premier monologue, Anne raconte son histoire au moment même où la victoire est fêtée : dès que la vie reprend, elle se tourne vers les morts. Lorsqu’un peu plus loin elle veut évoquer la douleur de la guerre, elle ne parle que de Diégo (p.110,I). S’il peut représenter tous les morts et toute la souffrance, c’est que dans son cas la mort signifie complètement le néant. Or, comment porter le deuil d’un défunt qui n’a laissé aucune trace ? Si le passage de la vie à la mort est escamoté, comment être sûr de la réalité des choses, et comment être sûr de ne pas être déjà de l’autre côté ? A la moindre inquiétude, Diégo revient comme une obsession ; ainsi dans la disparition de Nadine, car le néant, c’est l’absence et le silence.

            Cette caractéristique que revêt ici la mort va entraîner une déréalisation des choses et des gens, comme si, n’ayant pas de frontière, la mort rejaillissait sur tout:
« Quand Robert est rentré le soir, il m’a semblé que je le voyais de très loin à travers une lorgnette : une image désincarnée avec du vide  tout autour, comme Diégo » (p.71, II).
L’amour américain d’Anne, dans ce qu’il a de tragique, est lui aussi empreint du néant. Le bonheur est inséparable de son revers noir :
« On ne m’avait privé de rien : et par instants je m’arrêtais comme si j’avais tout perdu […] plus un signe […] pas un murmure […] pas un vestige. » (p.62,I)
L’association avec la disparition de Diégo est claire, elle le sera encore plus après la rupture :
« Non, je ne voulais pas qu’un jour Lewis fût pour moi aussi mort que Diégo « (p.338, II)
« Le passé était bel et bien mort. Une mort sans cadavre comme celle de Diégo : c’est ce qui rendait difficile d’y croire ». (p.339,II)
Le passé est donc comme le néant, « un vide qui engloutissait tout » (p.409, II) et qui implique une perte du sens.

            Ainsi Lewis n’aura-t-il été qu’un sursaut dans l’existence d’Anne et la pulsion de vie régénérée pendant quelques mois, en retombant, se greffe sur toutes les disparitions de la guerre réveillées à nouveau. Lorsque Anne refuse de vivre avec Lewis aux Etats-Unis, les raisons qu’elle donne semblent peu pertinentes :
« Mais à mon âge on ne peut pas jeter toute sa vie par dessus bord : c’est trop tard, nous nous sommes rencontrés trop tard […] je n’écris pas ; mais des choses comptent pour moi autant que vos livres pour vous. » (p.245 ;II)
Or on ne voit pas précisément lesquelles : elle n’est pas très attachée à sa fille, Robert n’a pas besoin d’elle et son travail la dégoûte de plus en plus. A moins que ce ne soit justement ce deuil collectif à accomplir qui l’empêche de partir : il ferait de son exil une trahison.

            L’association de l’amour à la mort pas le dénominateur commun qu’est le néant implique en négatif un troisième élément : la littérature. En effet, si l’angoisse et le désespoir naissent de cette mort sans cadavre ou de cet amour épuisé dont il ne reste rien, l’écriture est issue aussi de ces sentiments puisque son projet est précisément de les transcender. On touche peut-être ici l’essence même de la littérature chez Simone de Beauvoir : abolir le temps pour donner un présent absolu.


Anne : le soleil noir


            Si l’épisode amoureux entre Lewis et  Anne témoigne du refus de l’oubli, de la résurgence du néant, et de la culpabilité, il permet aussi de mettre en valeur un rôle féminin traditionnel : celui de la femme gardienne des traditions et des coutumes, ici gardienne de la mémoire.
            Dans cette perspective, Paule accentue les traits d’Anne, comme Elizabeth dans L’Invitée exacerbait les traits négatifs de Françoise. Plus qu’Anne, Paule se réfugie totalement dans le passé. Toutes deux associent leur chambre ou leur studio au tombeau, mais Anne a mis en place tout un système de défense, autour de Robert, alors que Paule se laisse aller « terrée dans son trou toute la journée » (p.470,I) au point de devenir folle. Ainsi la cause de la folie, considérée comme un état partiellement volontaire, et celle du suicide – qui tentera Anne – semblent bien la mélancolie, le refus du présent.
           
Anne, avant la rencontre avec Lewis, se comporte comme si elle voulait se rapprocher de l’état de léthargie :
« Pendant cinq ans j’avais vécu chaste, sans regrets et je pensais que je le demeurerais à jamais : c’était naturel que ma vie de femme fût finie : il y avait tant d’autres choses qui étaient finies à jamais » (p ;115,116,I)
La nuit passée avec Scriassine la confirme dans cette opinion. Cependant, l’aventure avec Lewis est décrite comme une véritable renaissance, « …et mon corps se levait d’entre les morts ». La force de cette réaction indique une insatisfaction chronique.

            Cette résurrection par les sens va se prolonger par un véritable dédoublement tel qu’il existe avec Françoise dans L’Invitée, ou Régine dans Tous Les Hommes sont mortels, souvent exprimé par le recours des personnages au miroir . Il se concrétise dans Les Mandarins par les différences de lieux. En effet, dès qu’elle met le pied sur le continent américain Anne est une autre personne : elle n’est plus prisonnière du regard de son entourage :
« Et j’ai senti que ma vie me quittait, ma vieille vie avec ses soucis, ses fatigues, ses souvenirs usés […] une femme toute neuve. » (p54, II)
 Corollairement le retour à Paris signifie le retour à la vieille vie. C’est pourquoi le jour du départ est comparé à un enterrement : « hall funéraire », « morte », « viatique », « au-delà » (p.59, II) En partant, une partie d’elle-même meurt. La litanie funèbre de la fin du roman exprime cette conception d’une personnalité fragmentaire et morcelée :
« Que de morts je porte en moi !Morte la petite fille qui croyait au paradis, morte le jeune fille qui pensait immortels les livres, les idées et l’homme qu’elle aimait, morte la jeune femme qui se promenait comblée dans un monde promis au bonheur, morte l’amoureuse qui se réveillait en riant dans les bras de Lewis […] elles non plus, elles n’ont pas de tombe ; c’est pour ça qu’on leur interdit la paix des enfers ; elles se souviennent encore, et elles appellent en gémissant le sommeil. Pitié pour elles, enterrons-les toutes à la fois ; » (p.497,II)
La douleur qui semble se déployer par l’anaphore coupe tout lien entre les différentes étapes de la vie. Chacune est une vie autonome dont il faut faire le deuil indépendamment.

            Cependant le passé est une obsession parce qu’il permet aussi de fuir les désagréments du présent. Ainsi lorsqu’ Anne envisage de provoquer une liaison avec Lewis, elle se dit :
« Dans huit jours la parenthèse serait refermée : en sécurité dans ma vie je sourirais avec indulgence à tous mes souvenirs. » (p.36,II)
Pour se défendre elle se situe dans un futur qui déplace le présent vers le passé, et ainsi l’escamote. Cette histoire d’amour a été entreprise du point de vue du futur, qui est le point de sa fin, donc de la mort.

            A partir d’une histoire vécue, Simone de Beauvoir reprend un thème littéraire éculé : celui de l’amour impossible, avec toute la psychologie qu’il entraîne. On pourrait lui appliquer cette citation d’Adolphe :
« Malheur à l’homme qui, dans les premiers moments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle. »(1)
Mais c’est la femme ici qui est l’instigatrice de l’aventure.

Les vanités


            L’omniprésence du passé renforce l’impression que la mort ronge tout. Le mot « mort » est le premier utilisé par Anne dès la page 39. Si l’obsession de la vieillesse lie ce roman à L’Invitée, elle est subordonnée désormais à un thème plus vaste : « Notre vie est là, lourde comme une pierre, et elle a un revers que nous ne connaissons pas ». (p.341, I)

            Dans le dernier chapitre, derrière la présence de Robert, Anne voit son cadavre :
« Et moi je regardai ses dents. Il n’y a que ça de loyal dans un corps : les dents où le squelette se découvre ; je regardais le squelette de Robert et je me disais : « il attend son heure » «.  (p.494,II)
La récurrence de ces images, présentes aussi dans La Force des Choses, laisse suggérer que Simone de Beauvoir se situe dans la tradition des vanités du XVII ème siècle dont parle Philippe Ariès dans L’Homme devant la mort :
« Les vanités des XVI ème et XVII ème siècles – elles deviennent plus rares au XVIII ème siècle – sont la combinaison de deux éléments, l’un anecdotique qui  fournit le sujet, le thème (portrait, nature morte), l’autre symbolique, une image du temps et de la mort .» (2)
Ces vanités, en passant par la littérature, gardent leur fonction : pousser à méditer sur la fragilité de la vie. Simone de Beauvoir reprend la leçon de L’Ecclésiaste et se situe alors dans la lignée de Bossuet et de Pascal, «  le monde, infiltré par une solution de mort, est devenu suspect d’un bout à l’autre » (3).

            Cette image précise du dernier chapitre des Mandarins : « La mort est là ; elle masque le bleu du ciel […] une bulle que je vais crever » (p.495, II), est identique  à celles que cite Philippe Ariès :
«  Cette vie n’est plus considérée que comme « une chandelle qui a consumé sa matière » par Bossuet, « une fumée dans un coup de vent » par l’Allemand Cyphrius (1640), « une gouttelette de rosée qui est tombée sur une fleur de lys » par Binet (Essay des Merveilles), « une goutte de rosée » ou « une bulle d’eau ou de savon » pour l’Anglais Crashaw, homo bulla «  (4)

Normalité ?


            Cette perte du sens aboutit finalement à une remise en question de ce que la société considère généralement comme normal. Dès le début du roman, la nécessité de son métier de psychiatre n’est plus évidente pour Anne. La guerre l’ayant convaincue de la négativité de la finalité historique, elle ne considère plus comme important d’adapter des individus à la société  en leur montrant la voie de l’authenticité (p.92,I). Elle en vient à se poser cette question, véritable appel du vide : « Une existence normale, qu’y a -t-il de plus déraisonnable ? » (p.296,I). En effet, la folie de Paule , équivalent structural de sa passion pour Lewis, est très valorisée :
«  Mais je me demandais avec inquiétude […] de quoi au juste vont-ils la guérir ? Qui sera-t-elle après ? oh ! Somme toute c’était facile à prévoir. Elle serait comme moi, comme des millions d’autres : une femme qui attend de mourir sans plus savoir pourquoi elle vit » (p.219, II)
            La souffrance est ainsi l’antidote de l’ennui. Elle est liée au souvenir, à la nécessité de la mémoire dans un deuil qui permet l’épaisseur de la personnalité.

            Cette vision du monde traduit paradoxalement un amour pathétique de la vie. La souffrance doit se vivre jusqu’au bout parce qu’elle est le revers noir d’un soleil. La guérison dès lors n’est qu’une amputation : on retranche un morceau du passé comme s’il s’agissait d’un organe malade. Si la normalité n’a plus de norme, nous débouchons sur un monde renversé.

Le monde à l’envers


            Son point de départ est la mort ; seule certitude, elle aboutit à un cogito d’un type particulier : « je suis mortelle donc je suis ». A partir de ce postulat vont être considérées comme des vérités ce que la société prend soin d’oublier :
« Je retrouverai mes idées en ordre, toujours dans le même ordre, et aussi les choses et les gens […] la raison qui maintient l’ordre : la passé en arrière, l’avenir en avant, invisible, la lumière séparée des ténèbres, ce monde émergeant victorieusement du néant… »(p.498, II)
Ces idées expriment la découverte de la convention sociale sur laquelle est bâti le sens. Tel qu’il est, il ne paraît plus valable à Anne. La passion et la folie sont dès lors contestataires, c’est peut-être pourquoi cette dernière, avec quelques variantes est récurrente dans les romans de Beauvoir : avec Régine, à la fin de Tous Les Hommes sont Mortels, Laurence dans Les Belles Images, qui est anorexique, Murielle, dans La Femme Rompue.

            Bien que son expression soit souvent ambiguë – contestataire, elle est aussi une tricherie liée à la mauvaise foi – son sens est clair dans Les Mandarins :
Je ne comprenais plus pourquoi il est bon que les gens dorment la nuit, qu’ils fassent l’amour avec facilité, qu’ils soient capables d’agir, de choisir, d’oublier, de vivre » (p.376,II)
Cette désadaptation pose donc la question du rapport à l’être au-delà de ses apparences.

            Le point de vue d’Anne conteste celui de Robert, homme d’action infatigable, orienté vers le futur, qui « invente » des solutions, ne connaît pas le repli sur soi. La volonté d’Anne, à la fin du roman, de mourir, est un écho direct au recommencement de Robert et Henri. Ces deux personnages opposés, dont Henri est en quelque sorte la synthèse, traduisent la double postulation de l’auteur. En effet, ces variations sur le vanitas vanitatum, dialogue entre l’absolu et le relatif, sont un thème fondamental dans l’œuvre de Beauvoir .Elle raconte dans Les Mémoires d’une jeune fille rangée :
« Le jour où j’eus dix-neuf ans, j’écrivis, dans la bibliothèque de la Sorbonne, un long dialogue où alternaient deux voix qui étaient toutes les deux les miennes : l’une disait la vanité de toutes les choses et  le dégoût et la fatigue ; l’autre affirmait qu’il est beau d’exister, fût-ce stérilement » (5).
             C’est la même lutte entre ces deux voix qu’elle développe dans Pour une morale de l’ambiguïté et dans Pyrrhus et Cinéas, et qu’elle reprend dans tous ses romans, Tous les hommes sont mortels en étant l’expression la plus accomplie : l’immortalité de Fosca est la radicalisation de son goût pour l’absolu, mais par cette raison même, elle entraîne l’aversion de la vie ; dans L’Invitée, Xavière, tout comme sa sœur jumelle Hélène dans Le Sang des Autres, représentent la même valeur combattue par Françoise et Blomard.

            Le dépassement de cette double postulation a été permis chez Simone de Beauvoir par l’écriture. Elle assure sa perpétuelle résurrection, en englobant et immortalisant toutes les morts de sa personnalité fragmentée et en faisant de la littérature un tombeau ouvert. C’est pourquoi ces romans ne sont pas platement réalistes : cette nécessité de chasser encore et toujours la vanité leur donne leur véritable profondeur.

Structure de la mélancolie : la répétition


            La mélancolie ne s’exprime pas seulement par le récit, mais aussi par la structure romanesque.
Parlant des Mandarins dans La Force des Choses, Simone de Beauvoir écrit :
« Un des principaux thèmes qui se dégage de mon récit est celui de la répétition au sens que Kierkegaard donne à ce mot : pour posséder vraiment un bien, il faut l’avoir perdu et retrouvé. Au terme du roman, Henri et Dubreuilh reprennent le fil de leur amitié, de leur travail littéraire et politique ; ils retournent à leur point de départ ; mais entre temps toutes leurs espérances étaient mortes. Désormais au lieu de se bercer d’un optimisme facile, ils assument les difficultés, les échecs, le scandale qu’implique toute entreprise. » (6)
Puisqu’elle évoque le rôle de l’amitié et des projets littéraires, nous n’y insisterons pas. Rappelons cependant la symétrie qui existe entre le début du roman et sa fin : dans les dernières pages, c’est encore Dubreuilh qui décide Henri à se joindre à son entreprise politique et à s’associer à son projet de journal, comme au début du roman, il l’avait convaincu de participer au S.R.L et de lui céder L’Espoir  On a donc l’impression qu’une boucle a été bouclée. Les personnages repassent par les mêmes événements, mais à un niveau supérieur d’intégration.

             Le schéma de l’amitié perdue et retrouvée se trouve étoffée par la reproduction d’autres exemples mis en abyme qui créent, comme dans L ‘Invitée, un jeu de miroir. Ainsi l’amitié entre Henri et Lambert, basée sur un lien filial, mettant face à face un jeune ambitieux et un écrivain confirmé semble reproduire celle entre Henri et Dubreuilh à ses débuts. En outre le lien entre Volange et Henri est aussi celui d’une ancienne amitié, mais définitivement rompue.

            Un autre épisode qui permet à la structure romanesque d’élaborer une boucle est celui du mariage final de Nadine et Henri qui reproduit la situation du couple formé par Anne et Robert. En effet, Robert, écrivain célèbre, a soixante ans, Anne trente-neuf, leur fille Nadine, dix-huit, et Henri, trente-cinq. La différence d’âge dans les deux cas est importante : vingt et un an séparent Robert et Anne, dix-sept Nadine et Henri. En outre dans les deux cas l’homme est un intellectuel de renom. Enfin, Henri et Nadine ont un enfant tout de suite, comme Robert et Anne, et le manque de tendresse de Nadine à l’égard de sa fille semble reproduire la sècheresse de sa mère envers elle.

            Donc encore une fois une situation similaire est mise en place au début et à la fin du roman ; cependant la répétition ne signifie pas la reproduction du même : chaque fois, elle s’effectue à un autre niveau. Si le premier monologue d’Anne  débute par le mot « mort » (p.38, I), son histoire se termine par une velléité de suicide. Cette répétition implique donc une transformation : le vouloir vivre est encore plus faible mais il a vaincu en se radicalisant. Cette structure en spirales correspond à celle dont parle Sartre :
« une vie se déroule en spirales ; elle repasse toujours par les mêmes points mais à des niveaux différents d’intégration et de complexité. »(7)


Le décentrement


            Le développement parallèle de deux narrations dans Les Mandarins, qui suivent toutes deux l’ordre chronologique, provoque comme un jeu dans le récit qui aboutit à un véritable décentrement des sujets.

            D’un chapitre à l’autre et donc du point de vue d’Henri à celui d’Anne, le temps se recoupe à l’aide de quelques rappels et est dépassé ; ces rappels provoquent des enchâssements dans la fiction : le récit revient sur lui-même pour mieux se développer. Ainsi au début du chapitre III Henri et Nadine sont au Portugal ; la suite, où Henri est personnage focal, raconte le retour et la vie à Paris, jusqu’à la page 263. A la page 265 commence le chapitre IV ; une page plus loin, nous pouvons lire :
« …Nadine est rentrée à Paris […] Pendant deux jours elle nous a décrit impétueusement le Portugal, elle racontait mal … »
Comme dans toutes ces analepses, l’histoire est élidée ; issues des changements de perspectives narratives, elles servent surtout à faire le lien entre les chapitres : chacun s’ancre dans le temps du chapitre antérieur. Le IV finit sur la décision d’Anne d’accepter une invitation pour un congrès en Amérique. Le chapitre suivant concerne Henri, nous lisons : « S’il me parle avec tant de confiance, c’est qu’Anne n’est pas là » (p.431) : nous en concluons donc qu’elle est partie est que le temps de ce chapitre est postérieur à celui du précédent. Un seul chapitre est clos sur lui-même : le IX. Ainsi le changement de point de vue déstabilise la fiction. Bouleversé par les rappels, le récit est décentré.

            Ce décentrement est accentué par la différence de tonalité et de temps employés dans le récit d’Anne et dans celui d’Henri. Dans les chapitres où Henri est personnage focal, Simone de Beauvoir utilise l’imparfait et le passé simple ; dans ceux où Anne l’est, en plus de l’imparfait au début de chapitre qui sert à exposer le cadre, elle se sert du passé composé et du présent. Or, selon Harald Weinrich, si l’imparfait est un temps narratif, le passé composé est un temps commentatif. Il écrit :
 « Il [le passé composé] donne à la description le caractère d’un règlement de comptes […]. Le passé composé est aussi le temps de la « responsabilité » « (8).
            Le passé composé est donc le temps des bilans, des retours sur soi, ce que révèlent aussi les fréquents adverbes. La narration d’Anne est un discours qui s’adresse directement à quelqu’un. C’est pourquoi le récit d’Henri, à l’imparfait et au passé simple « présent avec recul esthétique » (9) est celui dont l’action se passe dans le présent, le moment de la lecture. En effet :
« Le prétérit […] signale qu’il y a récit. Sa fonction n’est donc pas de marquer le passé. Il serait injustifié de confondre passé et récit […] Nous avons déjà cité des romans dont l’action franchit le seuil du présent, ou même s’installe dans l’avenir, sans cesser pour autant de recourir aux temps narratifs. »(10)
Dans le récit d’Henri l’action se déroule au moment de la narration ; le passé indiquant un contrat de lecture plus qu’un temps. L’emploi de la troisième personne accentue cette impression, d’autant qu’il s’agit d’un point de vue interne. Le récit d’Anne au contraire est mené à la première personne du singulier ; narrateur et personnage sont identiques, ce qui accroît le sentiment d’une reddition de comptes : Anne narratrice commente Anne  personnage, comme dans l’autobiographie. Cette scission de l’identité provoque d’ailleurs une dissociation entre l’histoire et la narration : celle-ci est mise en valeur et ralentit en quelque sorte l’histoire.
           
            En plus de ces différences de points de vue et de temps grammaticaux, des chapitres d’Anne à ceux d’Henri, deux tonalités résonnent. Si Anne raconte son aventure américaine, point extrême de la dissymétrie de ces deux narrations sur une même histoire, c’est bien qu’elle vit avant tout dans les brisures de son identité. Les chapitres d’Anne agissent comme un contrepoint pessimiste de ceux d’Henri. Ils sont la pause dans l’action où le récit se réfléchit lui-même et ralentit. Personnage récepteur, Anne est le centre ordonnateur du tout qui permet les relations entre les différents personnages du roman. C’est pourquoi, affinant la structure éclaté du Sang des Autres, Simone de Beauvoir a fait s’enrouler le récit d’Anne autour de celui d’Henri : en s’enroulant autour de la durée progressive de ce dernier, la narration d’Anne fait perdre au roman la certitude de son centre.

Des instances narratives en décalage

            Ce déséquilibre est encore plus net si l’on considère que ces deux narrations ne débutent pas sur le même niveau temporel. Dans le dernier chapitre en effet comme dans la deuxième partie du premier, le temps de la narration rejoint le temps de l’histoire. Dans ces deux chapitres où Anne, personnage focal, est entre le sommeil et la veille, le présent domine malgré un très bref passage à l’imparfait dans le dernier chapitre. Cet imparfait, qui succède au présent après un alinéa, traduit une perte de la notion temporelle chez Anne ; on peut penser qu’il est utilisé pour signifier qu’elle s’est endormie et qu’elle a rêvé ; ce fait parvenu à la conscience d’Anne personnage n’est pas mentionné par Anne narratrice. Ce dernier chapitre, proposant une sorte de bilan par la recherche des causes qui ont pu la pousser au suicide, établit une clôture. Pourtant il est aussi un écho du premier chapitre qui semble directement lui succéder. En effet, lorsqu’elle revient de son vertige de la mort, Anne se rend compte de son égoïsme :
« Je ne peux pas leur infliger mon cadavre […] je mourrai seule ; pourtant ma mort ce sont les autres qui la vivront. » (p.499,II)
Or, si l’on met entre parenthèses sa dernière conversation, au présent, avec sa famille, concrétisant sa remontée vers la vie, on se rend compte que son premier monologue au début du roman prolonge cette méditation funèbre :
« Non ce n’est pas aujourd’hui que je connaîtrais ma mort ; ni aujourd’hui ni aucun jour. Je serai morte pour les autres sans m’être vue mourir. » (p.38, I)
Dans les deux  chapitres elle évoque le même dégoût pour le recommencement et le même souvenir de son adolescence :
« Mais de nouveau, comme en ce jour de mes quinze ans  où j’ai crié de peur, la mort me traque. Je n’ai plus quinze ans. » (p.493,II)
« mais un jour j’ai compris qu’en renonçant à lui (à Dieu) je m’étais condamnée à mort ; j’avais quinze ans… » (p.39, I)
Certes la fin du premier chapitre est très pessimiste alors que la fin du dernier laisse poindre une faible lueur :
« Qui sait ? Peut-être un jour serai-je de nouveau heureuse. Qui sait ? » (p.501,II)
Il y a donc un brouillage dans le début de la narration d’ Anne. L’instance narrative se situe en fait dans l’épilogue comme s’il était la base de son discours dans lequel elle commente sa dépression et elle se prolonge dans la narration du premier chapitre. On retrouve ainsi le mouvement rétrospectif de L’Invitée, neutralisé partiellement ici par la narration d’Henri. En effet, cette dernière, vectorielle, est le garant de l’ordre chronologique du roman. Le récit d’Anne, par les retours en arrière et le brouillage de l’instance narrative est construit comme une ellipse (« manque » en grec).  Si l’histoire racontée est bien la même (comment s’adapter à la vie après-guerre), la narration est double : fondue à la chronologie dans le récit d’Henri, elle est vectorielle, mais étant brouillée dans le récit d’Anne, la temporalité est finalement brisée. Le récit avance vers les causes de sa dépression, donc vers son début. Les Mandarins est bien alors une écriture du manque, comme s’il s’agissait de cerner une absence innommable, mais par là même source de mots.

Une écriture du deuil

            La logique de la mélancolie rapproche la littérature de l’accomplissement du deuil, à la fois par le manque qu’elle dessine mais aussi par l’introjection qu’elle met en place.

            Celle-ci en effet apparaît comme le moteur principal de l’écriture de Simone de Beauvoir. Geneviève Idt a pu écrire à propos de La Cérémonie des Adieux :
« Pour Simone de Beauvoir, en tout cas, le travail du deuil s’achève dans et par l’écriture, et son œuvre est jalonnée de récits de morts qui prémunissent la survivante contre le retour des fantômes » (11)
L’autobiographie et un grand tombeau pour des amis ou des parents morts : Zaza dans Les Mémoires d’une jeune fille rangée, Camille , Violette Leduc, Madame Mancy, dans La Force des Choses et Tout compte fait, où l’ordre thématique permet une partie consacrée aux morts les plus récents. Les récits autobiographiques viennent compléter cette litanie funèbre : Une Mort très Douce raconte la mort de sa mère, La Cérémonie des Adieux les dernières années de Sartre. Mais le travail du deuil se manifeste aussi bien dans l ‘œuvre romanesque, Les Mandarins, mais aussi Le Sang des autres où la perte à surmonter est celle d’un ami puis d’Hélène, La Femme Rompue et Les Belles Images où il faut apprendre à vivre avec l’absence du mari. Tous les hommes sont Mortels raconterait presque un deuil impossible : en voulant conjurer sa peur de la mort Simone de Beauvoir imagine un immortel que son immortalité rend insensible à tout. Ainsi pour elle la littérature est-elle le tombeau des morts. Plus la douleur devient forte, plus l’écriture devient blanche. « Se préserver du retour des fantômes » en immortalisant ces défunts, et donc en écrivant, est la condition pour sauvegarder sa propre capacité à vivre. D’ailleurs la structure circulaire des romans représente une crypte, un refuge. La spirale semble signifier le besoin incessant de venir puiser dans le passé la force d’aller de l’avant.

            Si on rapproche cette fonction de l’écriture des conclusions que tire Philippe Ariès dans L’Homme devant la Mort, on peut mesurer à quel point Simone de Beauvoir accorde à la littérature un rôle social majeur.

            Philippe Ariès étudiant l’attitude de l’homme face à la mort, du Moyen-Age jusqu’à nos jours, définit ainsi l’attitude de notre époque : parce que la mort est désormais perçue comme laide et inconvenante, on essaie de cacher au malade sa fin prochaine, la laissant se passer dans le mensonge :
« Un lourd silence est ainsi étendu sur la mort. Quand il se rompt […] c’est pour réduire la mort à l’insignifiance d’un événement quelconque dont on affecte de parler avec indifférence. Dans les deux cas, le résultat est le même : ni l’individu ni la communauté n’ont assez de consistance pour reconnaître la mort ». (12)
Mais cette évacuation ne peut de toute façon que s’accompagner d’une nouvelle imagerie angoissante. Cependant toute la manifestation traditionnelle du deuil se trouve refoulée, frappée d’interdit :
« Une nouvelle situation apparaît donc vers le milieu du XXème siècle, dans les parties les plus individualisées et les plus embourgeoisées de l’Occident. On est convaincu que les manifestations publiques du deuil, et aussi son expression privée trop insistance et longue, sont de nature morbide ». (13)
Or le deuil est une nécessité individuelle et sociale qui seule permet de guérir du chagrin et d’apprivoiser la mort.

            Dans cette perspective l’ écriture de Simone de Beauvoir serait un acte individuel et social de la plus grande importance. Parlant des morts qui l’ont touchée, elle accomplit par l’écriture un travail du deuil qui lui permet de surmonter la douleur, d’exorciser la peur du néant, et qui permet aussi à la communauté de retrouver un rite social perdu. En même temps Beauvoir érige de son vivant son propre monument funéraire. Le terme de communication qu’elle se plaît à employer en parlant de la littérature (14) désigne donc un indicible se situant dans le registre du rituel

            Simone de Beauvoir a dit dans une conférence :
« Le roman peut au contraire rendre le sens qui est à l’horizon de mon expérience mais qui n’arrive pas à être enfermé en elle avec une plénitude complète. Personnellement une des raisons pour lesquelles j’ai écrit, c’est cette inadéquation des moments vécus et de la réalité qui hante mon horizon… »(15)
L’adéquation consisterait à pouvoir prendre le point de vue de la mort sur sa vie et à totaliser les trois dimensions temporelles du passé, du présent, du futur.

            La notion de mélancolie nous semble particulièrement bien désigner un élément fondamental de l’oeuvre de Simone de Beauvoir – en place dans Les Mandarins mais récurrent dans l’œuvre romanesque aussi bien qu’autobiographique – à la fois par les thèmes exprimés, issus d’événements qui viennent d’être vécus, par la dimension réaliste des personnages, largement inspirés de personnes réelles vivant dans le cercle de l’auteur, mais aussi par la structure en spirale de ces romans. Le centre, la certitude font défaut parce que la perception de la mort et de la vanité de toute chose colorent de négativité la réalité. Dès lors il est fondamental de s’arracher au néant et de laisser sa trace et celle de ceux qui lui sont chers dans la pérennité d’une feuille blanche.

            C’est cette ambition enfouie qui révèle sans conteste la marque d’un écrivain majeur de notre XXème siècle.


Muriel Olmeta
Docteur ès lettres de l’université de Paris-X
Paru dans Simone de Beauvoir studies, Simone de Beauvoir, Twenty years later, volume 22.



Notes


1)      Constant (Benjamin), Adolphe, Gallimard, folio, 1973 p .59
2)      Ariès (Philippe), L’Homme devant la mort, Le Seuil, Coll. Historique 1977, p.322
3)      Idem, p.327
4)      Idem, p.327
5)      Beauvoir (Simone de), Coll. Folio, p320
6)      Beauvoir, ‘Simone de) coll. Folio, tome 1 p., 369
7)      Sartre (Jean-Paul), Questions de méthode, Gallimard, coll. Idées, 1960, p.149
8)      Weinrich (Harald), Le Temps, Seuil, coll. Poétique, Paris,1973, p.92
9)      Sartre (Jean-Paul), Situations I, Gallimard, coll .Idées, 1947, p20
10)  Weinrich, (Harald), Le Temps, p.100-101
11) Idt (Geneviève), « La Cérémonie des Adieux de Simone de Beauvoir, : rite funéraire et défi littéraire », Revue des Sciences Humaines n°192, octobre-décembre 1983.
12) Ariès (Philippe) L’Homme devant la mort, p.608
13)  Idem, p574
14)  Simone de Beauvoir a dit dans un débat : « Si la littérature cherche à dépasser la séparation au point où elle semble le plus indépassable, elle doit parler de l’angoisse, de la solitude, de la mort parce que sont justement des situations qui nous enferment le plus radicalement dans notre singularité […] Chaque homme est fait de tous les hommes et il ne se comprend qu’à travers eux , il ne les comprend qu’à travers ce qu’ils livrent d’eux et à travers lui-même éclairé par eux. » Edité dans Que peut la littérature ? Edition 10/18, 1965, repris partiellement dans Jeanson, (Francis), Simone de Beauvoir ou l’entreprise de vivre, Seuil, 1968, p. 273-274.
15)  Beauvoir (Simone de ), « Mon expérience d’écrivain », dans :Claude (Francis) et Gontier (Fernande),Les Ecrits de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1979, p.349






Impressions sur Les Eclats de sel, de Sylvie Germain

Le sel purificateur et symbole de bienvenue est le signe disposé comme de multiples jalons sur la trajectoire et la vie de Ludvik. Comme un cadeau qu'aurait apporté un roi mage sur la voie du dépouillement. Son étoile est Rabbi Loew, par l'intermédiaire de son vieux maître, Brum. Et plus précisément la rencontre entre ce savant juif, érudit et sage, et le roi Rodolphe II. Signe ténu d'une paix au sein des déchirures du monde, d'une autre voie possible que la violence et qui, si elle ne donne pas un sens à la souffrance, ne l'enlève pas, du moins montre qu'elle n'est peut-être pas inexorable.

Cette quête d'une sagesse existentielle est parsemée de rencontres extraordinaires, de personnages surnaturels, doubles clairvoyants de Ludvik, qui le guident vers le chemin de sa propre réconciliation: Katia, son ancienne maîtresse, la femme de ménage de l’hôpital, personnage sublime par l’opposition entre  la modestie de son métier et la sage et profonde poésie des ses paroles, l'enfant semeur de sel ....

Roman de l'exil (sortir et revenir  au pays), géographique mais intérieur aussi bien. Ludvik est en décalage de lui-même, sa reconstruction passe par un voyage spatial qui entraîne une modification des paysages, des arbres, du hêtre, puissamment posé là, mais à l'envers à la fin du roman ...En train, en tram, à pieds.
Cet exil intérieur débute et se termine d'ailleurs par deux trajets en train, pour s'ancrer au pied de la statue de Rabbi Loew, au centre de Prague. Au centre de sa vie à reconstruire.
Atmosphère mélancolique, tourments spirituels, mais ouverts sur la grande espérance.